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L’histoire de ce manoir irlandais au Nord de Dublin, plonge ses racines dans le rock et le whiskey. Histoire d’un sauvetage par Liza Weisstuch.

 

À Slane, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Dublin, dans la vallée du fleuve Boyne, comté de Meathe, par un frisquet samedi après-midi, Alex Conyngham me fait les honneurs de la distillerie nouvellement bâtie dans le domaine de Slane Castle, le majestueux manoir qui l’a vu grandir. Sa famille en est propriétaire depuis 1703. La distillerie est en grande partie aménagée autour d’une cour, dans un corps de bâtiment qui servait naguère d’écuries, de forge et d’atelier pour d’autres artisans. Dans une petite salle conçue pour mettre en valeur les fûts et la maturation de Slane Whiskey, il me présente une gigantesque barrique de xérès, m’invitant à en humer l’intérieur. L’impression est enchanteresse : d’intenses arômes de raisin sec évoquent irrésistiblement un vin de safran dégusté à Séville sur une terrasse au clair de lune. «Mon grand-père m’a fait découvrir le whiskey bien longtemps avant qu’il n’aurait dû, confesse-t-il. Il adorait les whiskeys marqués par l’influence du xérès.»

 

L’étable rénovée dans la quelle se déroule les dégustations.

« Over fork over »

Sans aller jusqu’à dire que Slane Irish Whiskey est inspiré par son grand-père, ce whiskey, et a fortiori la distillerie, n’existeraient pas sans la dévotion qu’Alex voue à sa famille. Il trouve des accents lyriques pour parler de son aïeul. Animé par la passion de l’agriculture, il revint à la ferme après avoir servi dans l’armée, nous explique-t-il, tout en nous montrant une plaque fixée au mur, sur laquelle figure le logo de la fourche à foin qui apparaît également sur la bouteille. Il s’agit de la fourche de Conyngham, nous explique-t-il, qui rappelle des événements ayant eu lieu au XIe siècle : le prince écossais Malcolm III, poursuivi par ses ennemis, se réfugia sur les terres de Malcolm Conyngham [ou Cunningham], un ancêtre d’Alex, qui le cacha sous une meule de foin, risquant ainsi sa propre vie afin que le prince échappe à ses poursuivants. Plus tard, devenu roi après avoir renversé Macbeth, Malcolm récompense Conyngham en lui donnant des terres. La fourche symbolise dès lors la cache du prince et la famille adopte pour devise Over Fork Over [Fourchée Après Fourchée].

Si l’on en croit Alex, le logo va au-delà de cette anecdote. Les trois fourchons représentent très pertinemment l’eau-de-vie elle-même : la triple distillation, l’utilisation de trois whiskies dans l’élaboration du produit final, la méthode du triple enfûtage pour le mariage de l’eau-de-vie. Puis, en crescendo, ils symbolisent les trois piliers qui définissent l’éthique de la famille : rébellion, persévérance et détermination. Tout cela pourra sembler un peu stéréotypé, mais après qu’Alex m’a raconté l’histoire de son père, lord Henry, et que j’ai rencontré ce dernier, je n’ai pu que constater le caractère intrinsèque des attributs ci-dessus énumérés. C’est très précisément ce trio de qualités qui a abouti à la fondation de la distillerie. «Il faut en avoir le cran, souligne Alex. Je l’ai vu traverser des moments difficiles, que ce soit pour concrétiser ce projet de whisky ou dans ses expériences précédentes. Cela m’a donné la force de continuer coûte que coûte pour mener les choses à bien.» Avec des ancêtres comme le premier marquis d’Anglesey, qui dirigea la charge de la cavalerie lourde à Waterloo, le cran n’a rien d’étonnant.

 

Slane Castle, à une cinquantaine de kilomètres de Dublin, dans la vallée du fleuve Boyne.

U2 au secours

Tout a commencé en 1991 avec un incendie qui dévasta le vieux château séculaire. Ironie de l’histoire, peu avant le sinistre, le groupe U2 venait d’enregistrer dans les murs du manoir son disque Unforgettable Fire, probablement mieux connu pour la chanson Pride. Alex nous désigne l’endroit de la salle à manger où était installé le matériel d’enregistrement (« À côté de la porte »), évoquant ces instants où, enfant, il courait autour de la pièce pendant que le groupe jouait. Il nous montre également les cicatrices de l’incendie : les traces de feu sur sol de la vaste salle de bal gothique et les fissures provoquées par la chaleur dans la maçonnerie du séjour. «Mon père a toujours aimé la musique, nous explique Alex. Le rock représentait la solution pour faire entrer de l’argent.» Avant et après l’incendie. Lord Henry met donc sur pied, en 1981, le tout premier concert de ce qui allait devenir un événement musical considérable, qui allait asseoir la position de Slane Castle dans l’univers de la culture pop. Le château demeure aujourd’hui encore inextricablement lié à ces concerts annuels. L’événement inaugural eut pour têtes d’affiche Thin Lizzy et U2. Au début des années 1980, l’Irlande était en proie au conflit nord-irlandais. Les gens avaient besoin de distractions, songeait Henry. De quelque chose de sympa. Et Henry avait besoin de faire quelque chose.

Lord Henry me raconta tout cela en personne, Alex m’ayant accompagnée chez lui, à quelques minutes de voiture du château. Le hall d’entrée haut de plafond mène vers un séjour majestueux et élégant, mais confortable. Des photos de famille occupent toutes les surfaces ; des portraits d’ancêtres sont accrochés aux murs. Alex donne l’accolade à son père installé dans le canapé. Lord Henry, 8e marquis de Conyngham, buvait son thé dans un mug effrontément décoré d’une couronne surmontant les mots “Sa Seigneurie”. Il semblait un peu fatigué, ce qui était compréhensible. Il venait de sortir de l’hôpital. Luttant contre un cancer du poumon, il avait vécu des semaines éprouvantes, mais était content de nous recevoir et de s’entretenir avec nous. S’animant à mesure que l’heure avançait, il nous expliqua qu’après une mission humanitaire en Afrique du Sud, il avait étudié à Harvard au cours des années 1970 politiquement houleuses. Durant ses études, il collabora au Harvard Lampoon, le célébrissime magazine satirique. N’ayant rien perdu de son ironie facétieuse, il poursuit en précisant qu’après en avoir fini avec Harvard, il revint à Londres pour travailler auprès de la maison d’édition Faber and Faber. Toutefois, alors que la conjoncture économique se dégradait à la fin des années 1970, il décida de revenir en Irlande pour gérer le patrimoine dont il avait hérité.

 

Alex Conyngham aux côtés de son père, Lord Henry, qui est à l’origine de la distillerie.

It’s only rock’n’roll

«Je me suis retrouvé du jour au lendemain, dans un domaine irlandais historique, aux finances précaires. C’était en plein conflit nord-irlandais, au milieu d’une grève de la faim. Une période extrêmement sombre. Je voulais faire quelque chose de grand, qui devienne emblématique.» L’idée de la musique lui vient tout naturellement à l’esprit. Il se met à rêver à un show d’exception. À un concert en plein air, inoubliable. Il songe alors au tube Whiskey in the Jar des Dublinois Thin Lizzy (1973), qui lui paraît suffisamment puissant pour faire décoller son projet, et entreprend dans la foulée d’inviter le groupe à venir jouer. Le concert qui s’est tenu sur la pelouse devant la façade du manoir familial est devenu un événement annuel auquel assistent en moyenne quelque 83 000 spectateurs. On verra autant de témoignages de sa renommée au Browne’s Bar, le nouveau restaurant de la distillerie, où sont accrochées des photos de lord Henry en compagnie des plus grands noms, de Bruce Springsteen à Freddy Mercury en passant par Robin Williams. «J’ai fait pour Slane ce que mon grand-père a fait pour Navan. C’est mon héros. Il a fondé Navan Carpets, la fabrique de tapis et de revêtements de sol», explique lord Henry, soulignant le fait que l’entreprise de son père avait créé des emplois et apporté une bouffée d’oxygène à l’économie de cette bourgade. Comment donc est venue l’idée de la distillerie ?

 

Mais la journaliste que je suis avait maladroitement formulé sa question : «C’est donc Alex qui a eu l’idée de la distillerie ?», avais-je demandé. «Non, rétorque Henry. La distillerie, c’était mon idée. Cela peut paraître curieux, mais j’ai eu l’idée de bien des choses qui concernent Slane. Pour renforcer Slane, je me suis dit que nous devions lui adjoindre un produit.» Il marque une pause, pris d’une quinte de toux. «Excusez-moi, je viens de sortir de l’hôpital, je ne suis pas en très bonne forme.» «Ce produit, c’est le whisky», ajoute Alex, complétant la phrase inachevée de son père. Les deux se sont rencontrés tard le soir avant le concert de 2015 quand, dans un moment d’effervescence, alors qu’il fallait régler les derniers détails, ils ont signé l’accord de vente de toutes leurs actions à la société américaine Brown Forman qui investirait en contrepartie 50 millions de dollars dans la distillerie et la marque. Cependant, même dans le cadre d’une association de cette importance, la famille demeure prioritaire. «Ce qui est formidable dans ce projet, c’est d’avoir la chance de travailler avec mon père, précise Alex. La seule façon de survivre pour des familles comme la nôtre, c’est de planifier en ayant systématiquement à l’esprit la génération suivante, et au-delà. On organise bien plus efficacement les choses pour l’avenir quand on peut travailler ensemble, car cela permet d’avoir une vision à long terme plus précise. Ce faisant, il s’est bien amusé, et moi aussi. Car cela, il ne faut pas non plus l’oublier.»

Par Liza Weisstuch

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