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Comptez au moins trois ans pour élever un single malt, mais 200 ans pour faire pousser le chêne français dans lequel on taillera les fûts. Balade en forêt de Loches pour étudier l’élasticité du temps rapportée au liquide plongé dans un solide.

Le whisky est une école de la patience, et on s’en émerveille souvent. Un artisanat du temps qui passe, une industrie de long terme, où le distillat doit persévérer 3 ans en fûts de bois au minimum par obligation légale, le plus souvent 12, 15, 20 ans et jusqu’à 50 ans ou au-delà pour les cas de gériatrie liquide extrêmes. Mais que l’on quitte les chais pour pénétrer dans la forêt, et l’élastique du temps s’étire sans rompre dans un voyage vertigineux vers le passé. Car ces chênes qu’on abat pour en tailler les barriques ont commencé à pousser quelque 120 à 150 ans plus tôt pour l’espèce américaine Quercus alba, et 200 ans à la louche pour la variété française Quercus petraea. Parlez d’un éloge de la lenteur…

Nous sommes en forêt de Loches, près de Tours, première étape d’un périple où Gregg Glass, master blender chez Whyte & Mackay, a récemment entraîné quelques journalistes pour raconter la genèse de son Jura Seven Wood, mûri sous chêne blanc américain et chêne de 6 forêts françaises – Vosges, Bertranges, Jupilles, Allier, Tronçais et Limousin. Loches est une ancienne forêt royale, une de ces “forêt à bateaux” que Louis XIV, convaincu par Colbert, plaça sous protection.

Le ministre avait plaidé que, si la France voulait tanner l’arrière-train de l’Angleterre ou de l’Espagne, elle aurait besoin d’une marine de guerre à la hauteur. Or, pour construire des navires, et notamment les mâts, il fallait de longues pièces de bois solide et bien rectilignes.


Au temps où les navires poussaient dans les arbres

Les forêts royales ont donc été gérées de façon à faire pousser ces chênes en hauteur, bien droit”, raconte Fabien Daureu, garde-forestier de l’ONF, en rebroussant le chemin vers des temps où les navires poussaient dans les arbres. Je vous laisse quelques minutes pour digérer l’idée même d’une vision politique sur deux cents ans en ces temps d’agitation court-termiste suicidaire. C’est bon, on poursuit ?

Pour qu’un chêne monte en flèche, il suffit de lui laisser de la “concurrence”, comme on dit en forêt, autrement dit d’autres buissons de petits chênes serrés contre lui dès sa prime jeunesse. Et ces arbres regroupés entameront alors une course effrénée vers la lumière, grimpant en hauteur sans étaler leurs branches – car qui dit branches dit nœuds dans le bois, ce qu’il faut éviter. Par “course effrénée”, comprendre que le chêne gagnera 2 mm de rayon (mesuré sur le tronc) chaque année, pour atteindre sa maturité après deux centaines d’années. A méditer, la prochaine fois que le wifi qui rame vous met dans tous vos états.

Quand les arbres dépassent une quinzaine de mètres de hauteur, alors seulement on commence à éclaircir la parcelle, pour ne laisser se développer que les plus beaux spécimens. “Par la suite, on éclaircit tous les dix ans, pas plus, reprend le garde-forestier. Les 100 premières années, le chêne pousse en hauteur, avant de se développer ensuite en circonférence.” Un arbre plus vieux que votre trisaïeule ne vous en mettra pas forcément plein les yeux, les apparences nous égarent bien souvent.

Replanter une forêt, le pire des échecs

Sur les quelque 700.000 à 1 million de tout petits chênes qui poussent à l’hectare, il n’en subsistera qu’une cinquantaine à peine deux cents ans plus tard, avec à leur pied les minuscules arbrisseaux appelés à prendre la relève. “Une forêt se régénère d’elle-même. Si on doit replanter, c’est qu’elle est mal gérée – à moins d’une catastrophe naturelle. Et on n’abat jamais plus de chênes qu’on n’en laisse pousser”, poursuit Fabien Daureu.

Les surfaces boisées recouvrent un tiers de l’Hexagone, pour l’essentiel des forêts domaniales (qui appartiennent à l’Etat). Une proportion qui a doublé depuis 150 ans, après la déforestation massive au Moyen Age, et continue à progresser. Cela n’empêche pas le cours du chêne de flamber : compter 500.000€ la parcelle d’une cinquantaine d’arbres. Car depuis qu’on a découvert que l’acier flottait, et que les turbines remplaçaient avantageusement les voiles sur les navires, les vieux chênes ont délaissé la marine pour se reconvertir massivement dans la tonnellerie. Le vin, et surtout les spiritueux, de plus en plus friands de Quercus petraea, en apprécient grandement les barriques. On taillera 8 à 10 tonneaux seulement dans un tronc mature. A mesure que l’on grimpe dans l’arbre, son utilité s’adapte : ameublement, charpente, puis bois de chauffage et enfin papier pour les branches hautes.


A 200 ans, les parcelles sont mises aux enchères, et les chênes, abattus. La loterie commence alors en forêt. Un tronc vrillé par le vent sur la parcelle descendue sera inexploitable. La chair noircie d’un arbre blessé par les tirs et les éclats d’obus des guerres de l’Empire ou de 1914-18, contaminée au plomb, se révélera impropre au contact alimentaire (voir photo). “A partir de la Seconde Guerre mondiale, les munitions sont en acier : cela flingue les tronçonneuses mais n’empoisonne pas le bois, explique Cyril Grousseau, chez la tonnellerie bordelaise Demptos. Dans certaines forêts particulièrement touchées par les guerres – les Vosges, la Marne… –, on passe les arbres au scanner avant de les abattre.”

A l’inverse, rien ne permet de prévoir avant de l’ouvrir qu’on est tombé sur un “chêne rose”. Un jackpot celui-là, gorgé de norizoprénoïde, un puissant exhausteur d’arômes qui apparaît dans l’arbre par on ne sait quel miracle, et dont Demptos a fait une gamme spéciale, Essencia.

Tant qu’on ne suçait pas les mâts, tout le monde se fichait bien de la couleur du bois. Mais aujourd’hui, en tonnellerie, la question devient cruciale. Car le fût de chêne, avec ses tanins, ses composés aromatiques, sa porosité à l’oxygène, est devenu un puissant agent de vieillissement qui fait désormais l’objet d’études poussées dans les spiritueux – nous aurons le temps d’en reparler.

Il faut deux cents ans pour faire pousser un chêne, deux ans pour laisser sécher le bois, deux jours pour y tailler un fût. Et deux minutes pour savourer une gorgée de spiritueux. Il est temps d’appuyer sur pause.

 

Par Christine Lambert
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