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À l’instar de son homonyme champion de base-ball, le pionnier de la nouvelle vague de distillation artisanale au Japon est affectueusement appelé par son prénom par ses admirateurs au Japon comme à l’étranger. Bien qu’il soit trop modeste pour l’admettre, il est considéré comme une rock star dans les milieux du whisky, tout autant que l’autre Ichiro l’est par (la plupart) des fans de base-ball. Rencontre avec Stefan Van Eycken

Ichiro Akuto est le fondateur de la distillerie Chichibu : il a calibré le moindre aspect de sa production et supervise son exploitation en portant une attention obsessionnelle aux détails. Dans les interviews qu’il donne, on l’interroge ordinairement sur ses procédés de production. Mais en réalité, durant ses journées de travail habituelles, il passe davantage de temps dans son laboratoire d’assemblage que dans la salle des alambics. Estimant qu’il était grand temps de faire la lumière sur son activité d’assembleur, nous l’avons rencontré à la fin de l’année dernière dans son laboratoire aménagé dans un bâtiment annexe situé à cinq minutes à pied du principal site de la distillerie, où nous l’avons trouvé entouré d’échantillons de fûts et de cylindres gradués en verre, travaillant sur des projets secrets (et moins secrets).

Un grand travail d’échantillonage

« À la distillerie, chaque journée est différente de l’autre », explique-t-il, « mais j’ai deux habitudes quotidiennes. La première, c’est la réunion du matin où je retrouve mon équipe et au cours de laquelle nous passons en revue les détails de la production de la veille et décidons de ce qui doit être fait ce jour. La seconde, c’est de consacrer du temps dans mon laboratoire d’assemblage à la vérification de la qualité du whisky qui vieillit dans les chais. Certains jours, je contrôle dix échantillons de fûts, d’autres jours, trente, tout dépend de ce qui peut m’occuper par ailleurs, mais j’examine très régulièrement la qualité de chaque fût. » Un échantillonnage de routine est effectué au moins une fois par an sur chacun des fûts et concerne tout autant le whisky distillé à Chichibu que les fûts contenant une eau-de-vie d’autre provenance. Cependant, lorsqu’il travaille sur un projet particulier, les échantillons sont prélevés plus fréquemment, tous les 6 mois, 3 mois ou à des intervalles plus courts encore.

Ichiro tient un journal de ses échantillonnages dans des cahiers semblables à ceux qu’utilisent les écoliers japonais. « Mes relevés restent très simples », précise-t-il. « Je n’y inscris que des informations élémentaires et parfois un commentaire concis. Je n’utilise pas de système de notation comme indicateur de qualité, car il est toujours difficile d’attribuer une note. Lorsqu’on déguste un produit, on peut noter le whisky, mais dans le cas d’une dégustation d’échantillons, on a affaire à des composants potentiels. Il serait envisageable de donner à tel échantillon pour lui-même un 10 sur 10, mais il ne sera pas nécessairement adapté à un assemblage. À l’inverse, un échantillon qu’on noterait 1 sur 10 parce que trop boisé ou “défectueux” de manière ou d’autre, peut s’avérer le composant idéal pour relever un blend. »

L’art d’assembler

Ichiro est peut-être réputé pour les single malts qu’il produit, à savoir Chichibu et Hanyu, mais nous vous souhaitons bonne chance pour dénicher ces flacons. Le gagne-pain de son entreprise, ce sont les assemblage, c’est-à-dire d’une part les blended whiskies (de malt et de grain), et d’autres part les blended malts, que l’on trouve sans trop de difficultés. Le best-seller d’Ichiro, c’est de loin son Malt & Grain qu’il désigne sous le nom de White Label [« étiquette blanche »]. « C’est un whisky facile à boire, adapté à l’amizuwari (dilution à l’eau), à déguster dans un verre highball ou sur glaçons. » Ichiro élève White Label essentiellement dans des barrels de bourbon, des hogsheads et des fûts de second remplissage. « C’est un whisky facile à boire, bien entendu, mais il contient une diversité de composants qui lui apportent une certaine complexité que l’on peut explorer à l’envie. La simplicité en elle-même n’est pas très intéressante. »

Les trois autres expressions phare du portefeuille de Venture Whisky sont les pure malts « Leaf Label » [« étiquette feuille »] (l’appellation qui figure sur l’étiquette est pure malts, et non la mention « blended malt » que préconise la Scotch Whisky Association, car nous sommes ici hors la juridiction de la SWA, n’en déplaise aux pinailleurs). Deux sont omniprésentes : la feuille verte (Double Distilleries) et la feuille or (Mizunara Wood Reserve) ; la rouge (Wine Wood Reserve), à la disponibilité plus fluctuante, est un peu plus difficile à trouver. « Il est préférable de les déguster sec, en tandem avec une bière façon chaser, ou peut-être sur des glaçons », explique Ichiro. « Le Green Label [« étiquette verte »] est plus proche d’un single malt, le caractère de Chichibu y est très présent. Les deux autres expressions tirent leur caractéristiques des différentes essences de bois sous lesquelles elles vieillissent. Comme il se doit, tout le monde a la possibilité de trouver son whisky préféré parmi ces trois-là. »

Importer de l’étranger

Il est clair que l’élaboration de ces blends apporte de grandes satisfactions à Ichiro, mais on aurait tort de croire que c’est chose facile pour un producteur artisanal au Japon. Les producteurs de whisky nippons n’ayant pas pour habitude de s’échanger entre eux des fûts ni d’en vendre à des courtiers indépendants, les grandes firmes obtiennent la variété dont elles ont besoin en produisant en interne la gamme complète des whiskies de malt et de grain requis, soit au sein d’une même distillerie (Kirin), soit dans plusieurs distilleries (Suntory et Nikka). Privés de ces économies d’échelle, les distillateurs artisanaux sont contraints de se tourner vers le marché international. « Je dois acheter des fûts à l’étranger pour compléter les stocks de Chichibu et les quelques fûts qui restent de Hanyu, parce qu’ici, au Japon, nous n’avons pas de tradition d’échange. Et comme je ne produis pas de whisky de grain, je dois aussi l’importer de l’étranger. Mais je considère que c’est une nécessité plutôt positive. » Outre la vingtaine de fûts restant de la distillerie Kawasaki disparue depuis longtemps, Ichiro entrepose dans ses chais des whiskies de grain provenant d’Écosse, d’Amérique (de type bourbon) et du Canada. « L’assemblage White Label est un “blend mondial” composé whiskies de malt et de grain qui proviennent des cinq principales régions productrices de whisky. Il est très intéressant de pouvoir ainsi choisir des whiskies de qualité originaires de ces pays et de les assembler pour créer un blend unique qu’il serait impossible de produire en tant que tel dans chacune de ces régions. »

Les distilleries artisanales japonaises qui souhaitent proposer à des prix abordables des blends d’entrée de gamme sont confrontées au problème récurrent du manque de whisky de grain nippon. La mise en chantier d’une distillerie de whisky de grain coopérative ne pourrait-elle pas être une solution ? Ichiro acquiesce : « Nous en parlons parfois, mais ces discussions n’ont pas encore abouti à un projet concret. Je pense que ce serait une bonne idée de construire collectivement une distillerie de grain. Ce serait un investissement trop considérable pour un seul producteur, mais si l’on pouvait réunir plusieurs entreprises autour de ce projet, je suis convaincu qu’il serait réalisable. »

Homogénéiser

Le petit producteur de blend est confronté à un autre problème : l’homogénéité de caractère de sa production. « Le principal obstacle, c’est que l’on a souvent affaire à un inventaire insuffisant. Il m’arrive souvent de penser qu’en utilisant tel ou tel malt, je pourrais améliorer mon blend, puis de m’apercevoir que j’ai déjà épuisé tout mon stock de ce malt en particulier. Mais c’est avec ce genre d’expérience qu’on devient meilleur assembleur, car on est tout simplement contraint de trouver une solution, d’être plus créatif. » L’une des stratégies auxquelles Ichiro recourt pour conserver l’homogénéité de ses blends de cœur de gamme, c’est le procédé de la solera. « Nous utilisons trois grands foudres pour Malt & Grain, un grand foudre en chêne mizunara pour Mizunara Wood Reserve et une cuve ovoïde en bois, l’Ovum, pour Wine Wood Reserve. Quand le niveau a baissé d’un tiers environ, nous le complétons par une nouvelle eau-de-vie. » Chez Venture Whisky, aucun assemblage n’est réalisé conformément à quelque prescription préétablie. L’arbitre ultime, c’est toujours le goût. « Pour Malt & Grain, le ratio whisky de malt-whisky de grain est variable. Tout dépend de la saveur. Il y a des variations sur le plan de la maturation, et parce que nous travaillons avec un stock limité, ces variations sont parfois maximisées : nous vérifions donc le goût puis nous l’ajustons selon les combinaisons disponibles pour obtenir précisément le profil gustatif recherché. »

La conversation aborde ensuite les Chichibu commercialisés en éditions limitées qu’Ichiro produit une ou deux fois par an. Leur raison d’être, c’est de proposer à l’amateur éclairé des expériences gustatives inédites. Affiné en fût de bière Indian Pale Ale, l’expression Chichibu IPA Cask Finish commercialisée fin 2017 offre à ce titre un exemple typique. « Chichibu est une nouvelle distillerie, par conséquent nous ne savons pas encore vraiment quels types de fûts conviennent à la maturation de notre distillat. C’est pourquoi nous testons le plus grand nombre possible de fûts différents, en termes de bois, de capacité et de contenu précédent. L’IPA Cask Finish est le fruit du hasard. Un brasseur artisanal japonais m’avait demandé de lui fournir des fûts pour faire vieillir certaines de ses bières. J’ai été tout de suite intéressé de savoir ce que ça donnerait si nous remplissions de nouveau avec notre malt ces fûts utilisés par le brasseur. À mon avis, il y a une parenté entre la bière IPA et le whisky de malt. Bien sûr, les deux sont produits avec de l’orge, mais les IPA de qualité ont un fruité que l’on retrouve dans certains whiskies de malt. C’est pourquoi, il y a trois ans environ, j’ai décidé de transvaser une partie de notre whisky dans ces ex-barriques d’IPA et de l’y laisser vieillir. Depuis, j’ai continué à faire de même avec d’autres brasseurs artisanaux et d’autres types de bières. L’année dernière, j’ai échantillonné ces ex-fûts IPA, et leur qualité dépassait de loin mes attentes. Je me suis alors dit qu’il était temps d’en élaborer une édition limitée. »

Les enfants d’Ichiro

Ichiro a testé plus d’une cinquantaine d’ex-fûts IPA entreposés dans ses chais pour en sélectionner vingt-quatre qui ont été mariés dans une cuve de vatting. Sauf dans le cas d’un single cask embouteillé à la force du fût, l’étape suivante, pour Ichiro et son équipe, consiste à déterminer la teneur en alcool idéale du produit. « C’est très simple : nous faisons différentes versions par incréments successifs entre 45% vol. et la teneur de la cuve de vatting, puis nous procédons à une dégustation pour trouver le titre alcoométrique qui exprime le mieux les arômes et les saveurs. »

Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, blended whiskies et blended malts constituent l’essentiel du chiffre d’affaires d’Ichiro, ce qui atteste de son sens commercial, bien entendu, car cela lui permet de soutenir la croissance de son entreprise sans mettre en péril le stock de single malts parvenus à maturité produits par l’entreprise. Mais Ichiro n’est pas convaincu que l’objectif général devrait être de remplacer progressivement les blends par les single malts. « J’ignore ce que nous réserve l’avenir, mais je vais probablement continuer à produire des blended whiskies, parce qu’il est très instructif d’assembler des whiskies provenant du monde entier. On apprend beaucoup avec les assemblages. »

Alors que nous quittons son laboratoire, nous faisons appel aux lumières d’Ichiro à propos de la douzaine de distilleries qui ont surgi un peu partout au Japon ces deux ou trois dernières années. Toujours aussi modeste, il rit de bon cœur à l’évocation du surnom d’« enfants d’Ichiro » dont certains spécialistes du whisky nippon affublent ces distilleries artisanale de l’après-Chichibu. « Il est vrai que beaucoup d’entre eux sont venus visiter notre distillerie pour voir comment travaille notre équipe et apprendre les ficelles du métier, mais ils doivent encore produire leur propre whisky. » Reste à voir si l’émergence de ces nouveaux distillateurs qui ont noué entre eux des liens amicaux aboutira à une évolution culturelle, s’agissant notamment de l’échange de fûts entre distilleries, mais Ichiro demeure résolument optimiste. « Je suis convaincu que c’est une bonne chose pour Chichibu en particulier et pour le whisky japonais en général. Quand on lisait à l’époque des publications comme Whisky Magazine, il n’y en avait que pour Suntory, Nikka, Suntory, Nikka… C’était d’un ennui ! Mais aujourd’hui, l’existence de ces nouveaux distillateurs stimule l’intérêt du consommateur pour la catégorie du whisky japonais, de sorte que les gens ont envie d’essayer d’autres whiskies. » C’est donc à cela que nous boirons !

Par Stefan Van Eycken

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