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Le genièvre a été un des spiritueux clés des premières décennies du cocktail. Avant la mode du Old Tom et l’émergence du London Dry, il s’agissait du seul distillat aromatisé aux baies de genévrier à trouver grâce sur le marché américain. Là-bas, on l’appelait Holland Gin mais la tradition est tout aussi belge. Quelques barmen du plat pays la revendiquent.

Dans la vieille ville industrielle de Liège, juste en face de l’Hôtel de ville, l’on trouve la Maison du Peket, mot wallon pour genièvre. L’établissement en revendique plus de deux cents. Hélas, il s’agit en fait de genièvres de qualité inférieure mélangés avec du sucre et du jus – à la violette, au citron, à la fraise, au cuberdon… En version pure, la maison offre une dizaine de références, mais les commander n’est pas très bien vu, comme votre serviteur peut en témoigner. Lors d’une visite, la serveuse s’est interrogée : «était-il alcoolique ou dépressif ?» Comment en est-on arrivé-là ? Après tout, les premières traces de spiritueux aromatisé au genièvre viennent de Belgique, pas de Hollande. C’est d’ailleurs à Hasselt, dans le Limbourg belge, qu’on a ouvert le premier musée du genièvre, presque dix ans avant celui de Schiedam, capitale hollandaise de la catégorie.

Le grain, c’est pour le pain…

Deux explications dominent. La distillation de grain a toujours été mal vue. La population se méfiait de ces agriculteurs qui préféraient distiller le grain plutôt que d’en faire du bon pain pas cher. En 1601, face à une inquiétante pénurie, les autorités des Pays-Bas méridionaux (la Belgique moins la Principauté Liège et certaines zones des Ardennes belges actuelles) interdisent la distillation. Cela durera plus d’un siècle. De quoi détruire la distillation dans des régions pionnières comme celle de Gand, d’où venait Johannes van Aalter, le premier à avoir décrit l’utilisation récréative du genièvre en 1351.

Ce siècle blanc pour les distillateurs flamands bénéficia aux Hollandais précisément à une époque où leur économie était sur le point d’exploser. La puissance commerciale des Pays-Bas et leurs aventures en Amérique du Nord contribuèrent fortement au succès du genièvre hollandais. Malgré la fin de la prohibition en Flandre occidentale et la rapide modernisation de l’industrie là où elle n’avait pas été interdite (surtout autour d’Hasselt), le genièvre belge ne connut jamais le même succès international. Pire : à la fin du XIXe, alors que la production et la consommation locale n’avaient jamais été en meilleure santé, une nouvelle menace surgit lorsque les ligues hygiénistes et les partis progressistes désignent le genièvre comme l’absinthe belge.

Si le genièvre belge ne connut jamais le même sort que la “fée verte”, les producteurs tombèrent tout de même sur une tuile de taille. Au sortir de la Première Guerre mondiale, le ministre de la justice, le socialiste Émile Vandervelde, décide de prolonger les mesures d’exceptions dont l’alcool avait été victime pendant le conflit. En 1919, la loi qui porte son nom est votée. Elle interdit le service de produits d’une teneur supérieure à 18 degrés dans les débits de boissons. Le genièvre peut encore être produit mais on ne peut plus l’acheter que par bouteille entière. La loi fut maintenue, avec quelques adaptations, jusqu’au 1e janvier 1984. Lorsqu’elle disparut enfin, il ne restait plus grand-chose de cette vieille tradition…

Genièvre contre bière

Sans culture, sans héritage, l’on ne s’étonnera donc pas de l’avènement d’un style de genièvre qui ressemble plus à une vodka parfumée (que ce soit au citron ou, plus récemment, au cactus) ou d’un style de service comme celui rencontré à la Maison du Peket. Certains restent cependant fiers de leurs traditions. À Anvers, De Vagant a ouvert en 1985, quelques mois après la fin de cette prohibition qui ne disait pas son nom, et est aujourd’hui une institution aux deux cents genièvres belges. L’endroit est régulièrement bondé même si, il faut bien l’admettre, les clients commandent souvent une bière. L’année suivante, c’est le centre médiéval de Gand qui vit naître ‘t Dreupelkot, tout aussi bien fourni. Pour découvrir le genièvre belge (et pas que) dans toute sa variété, il n’y a rien de mieux. Mais malgré ces résistants, l’on n’osera pas dire que tout roule. Au contraire, la catégorie conserve une image poussiéreuse de boisson de grand-père.
Est-ce que les cocktails peuvent aider ? Alors qu’il y a quelques années, personne n’utilisait de genièvre, et encore moins de genièvre belge, la tendance a tourné, notamment grâce au travail de Ben Belmans et Olivier Jacobs. Ce dernier, propriétaire du Jigger’s de Gand offre à ses clients une quarantaine de références, autant belges que hollandaises ou même françaises. Il s’agit du spiritueux le mieux représenté dans ce bar. C’est Patrick America, un barman néerlandais, qui l’a introduit aux joies du genièvre en cocktail dans un Martinez. Et, de fait, c’est dans les classiques de la fin du XIXe siècle que le genièvre est le plus populaire. Belmans signale à ce niveau l’influence de David Wondrich, qui fut le premier à souligner dans son indispensable Imbibe que le gin le plus vendu aux États-Unis jusqu’aux années 1880 était du genièvre. Mais limiter le genièvre aux classiques serait injuste. «Il faut cesser de considérer le genièvre comme un style de gin, il s’agit d’une catégorie à part entière, selon Belmans. Et c’est peut-être l’une des plus complètes – avec des profils qui peuvent être très simples ou légers et d’autres avec une complexité qui les rapprochent du whisky». Effectivement, le genièvre est traditionnellement basé sur le moutwijn, un vin de malt qui est ensuite distillé. Un peu comme un whisky jeune, mais la quantité de moutwijn varie selon les styles : 100 % moutwijn et korenwijn (51 % de vin de malt) sont les plus intenses et complexes, tandis que le oud (minimum 15 % de moutwijn) ou le jong (maximum 15 %) dépendent plus de l’alcool neutre et se rapprochent donc du gin. Pour Jacobs, «selon le type, on peut décider de faire quelque chose de Tiki, d’herbacé ou bien, bien sûr, de brun et amer». «La versatilité est incroyable», confirme Belmans.

Convaincre les marques

Si les barmen belges semblent convaincus, on ne peut pas en dire autant des marques. Belmans a ouvert, il y a un an, Bijou à Anvers. D’un amateur aussi acharné du genièvre et d’un passionné de l’héritage flamand, l’on pouvait s’attendre à une sélection au moins aussi ample que celle de Jacobs. Et pourtant, peu de genièvre belge dans ce bar… «Suite au travail de Wondrich, les Hollandais ont pris la balle au bond. Bols a lancé une nouvelle édition, aux saveurs plus authentiques et mieux à même de séduire la nouvelle génération d’amateurs de cocktail. En Belgique, les producteurs sont conservateurs et continuent à produire des choses neutres, ou des bases pour des genièvres aux fruits. Cela fait maintenant des années que j’essaie de convaincre certains de lancer quelque chose de plus traditionnel et j’attends toujours les premiers échantillons. Les producteurs belges ne parviendront pas à rendre le genièvre sexy comme ça.» Jacobs, moins radical, défend le travail de distillateurs comme Baleghemse, De Moor ou encore Biercée, mais lui aussi reconnaît qu’il y a un problème : «Il y a des produits de qualité, mais cela manque d’innovation». Plutôt que de développer leur spécialité, de nombreux producteurs ont préféré lancer un gin classique pour surfer sur la mode. Et s’ils innovent, ce sera en se tournant vers le whisky.

Il existe aussi un paradoxe frappant. Si la Hollande a été capable de redonner un certain dynamisme à ses genièvres c’est grâce à… la Belgique. En effet, les moutwijn nécessaires aux genièvres à l’ancienne sont tous produits chez Filliers, le distillateur numéro un en Belgique. «Filliers est presque en monopole sur la Hollande et n’a donc aucun intérêt à concurrencer ses meilleurs clients, confie Belmans. Et rien ne changera tant que Filliers ne bougera pas. S’ils le font, tous les autres distillateurs belges suivront.»

Et si Filliers ne se lance pas ? Les barmen belges font déjà bouger les lignes. Si peu de bars ont autant de genièvres belges que Jigger’s, ils sont de plus en plus nombreux à travailler le produit. Mais pour Belmans, l’espoir vient d’ailleurs. «En Belgique, pas besoin de licence pour ouvrir une distillerie : il suffit de payer les accises. C’est donc très facile. Et un certain nombre de jeunes brasseurs artisanaux suivent maintenant des formations pour apprendre la distillation. De la bière au genièvre, il n’y a qu’un pas.» Si ses espoirs sont trahis, Belmans reste bien décidé à prendre les choses en main. Il suit lui-même cette formation et est sur le point de lancer à Bijou son propre gin et sa propre vodka. Le genièvre belge de ses (de nos ?) rêves suivra peut-être.

Par François Monti

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