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Ils viennent du monde de l’art, de la cuisine ou du bar, et ils pilotent des projets à la marge de l’industrie du spiritueux. Freimeisterkollektiv, Empirical ou Idyll invoquent un futur vert et honnête mais différencié.

 

Pour ouvrir un nouveau chemin, pas besoin de réinventer la roue. Bien souvent, il suffit juste de regarder l’objet de toujours depuis un angle légèrement différent. Pris par l’inertie créée par la répétition quotidienne des mêmes gestes, qui se consacre depuis toujours à une discipline, n’est parfois pas à même de trouver cet autre angle. Ou n’en a tout simplement pas le besoin. C’est pourquoi le renouveau est souvent amené par un regard extérieur. Prenez Theo Ligthart, un plasticien hollandais installé à Berlin. Il y a quelques années, il crée de toutes pièces une marque pour une exposition dans une galerie. Il veut un spiritueux qui soit un concept artistique avant tout, mais qui pourrait ensuite être vendu dans un magasin sans que le client ne se rende compte que ce qu’il achète est en fait le projet d’un artiste. Et il se tourne vers une catégorie déconsidérée, le kornbrand, une eau-de-vie de céréale. Ce que Ligthart ne pouvait pas prévoir, c’est que son œuvre allait prendre une autre dimension au contact du monde réel. Son kornbrand est découvert dans le monde du bar, le feedback est excellent. C’est qu’au même moment, une poignée d’irréductibles mixologistes teutons s’éloigne de l’industrie pour chercher des ingrédients de proximité, lancés par des producteurs artisanaux et de qualité.

 

Respecter l’environnement

Après une immersion rapide dans l’univers spi, Ligthart monte avec deux associés Freimeisterkollektiv, un projet qui met en relation distillateurs, passionnés et professionnels du bar et de la restauration. Le collectif propose aujourd’hui une vingtaine de produits, qui couvrent la plupart des grandes catégories. Un rye allemand bio, par exemple, qui récupère un style de whiskey inventé aux États-Unis par des immigrants prussiens ou autrichiens. Un amaro de Poméranie développé par le distillateur Thomas Neubert avec Oliver Ebert, le propriétaire de Becketts Kop à Berlin. Un vermouth autrichien produit par une viticultrice qui est à la fois distillatrice. De quoi faire un Boulevardier unique… Mais vous trouverez aussi dans le catalogue un aquavit au cacao, une vodka de quinoa ou un vin de poire fortifié.

Certaines références sont sélectionnées par Freimeister directement chez le producteur. D’autres sont développées à leur demande. Dans les deux cas, Ligthart s’implique dans tout le processus. Il compare son travail à celui d’un éditeur : «Vous recevez un manuscrit, vous faites des corrections plus ou moins importantes, mais cela reste la vision et la voix de l’auteur.» On pense aussi au curateur dans le monde de l’art : Ligthart construit un catalogue cohérent, qui répond à une vision claire du secteur et se charge d’en assurer la viabilité économique. S’il n’y a pas de cahier des charges, il y a au moins un parti pris clair : une production qui respecte l’environnement, une intervention minime (pas de levure industrielle, pas de sucre ajouté, pas d’additifs) et une transparence totale, bien éloignée des standards d’une industrie qui encourage souvent le consommateur à prendre des vessies pour des lanternes. Le modèle économique est du même style. Les distillateurs sont payés dès réception du produit, Freimeister se charge de la distribution pour limiter les intermédiaires et vendre au prix juste, et, en fin d’année, s’il y a bénéfice, il est redistribué aux producteurs.

La saveur avant tout

Partons un peu plus au nord. Empirical, entreprise danoise, est depuis quelques années un chouchou des mixologues les plus pointus de Londres, Paris ou Singapour. Aux commandes du projet, Lars Williams et Mark Emil Hermansen qui se sont connus à Noma. Lorsque Williams quitte le département de R & D du fameux restaurant de René Redzepi, il quitte aussi le monde de la cuisine mais pas celui des saveurs. Empirical, c’est la madeleine de Proust distillée et embouteillée. De fait, le projet est né car Williams voulait partager avec sa sœur, qui vit loin de lui, des souvenirs aromatiques de leur enfance. Et travailler la saveur à travers les spiritueux est, nous dit-il, plus démocratique – plus accessible – qu’à travers la restauration 50 Best, puisqu’il faut pouvoir se rendre au restaurant et se permettre de payer l’addition. Une dépense conséquente pour une expérience éphémère.

Au contraire de Freimeister, qui propose des spiritueux certes différents mais inscrits dans des catégories reconnaissables – c’est plus simple à vendre – , Empirical construit son catalogue sur des distillats absolument sui generis. Le Plum I Suppose marie le noyau de prune (aux saveurs d’amande amère) et un kombucha de fleur (aux saveurs de… peau de prune), pour un spiritueux d’à peine 32%. Fuck Trump And His Stupid Fucking Wall (sic) est, pour sa part, un distillat de piment habanero qui déploie les aspects moins connus (c’est-à-dire non piquants) du fruit. Chez Empirical, on mélange aussi le type de base ou de ferment (le koji d’orge côtoie le malt de pilsner) et on distille à basse température et basse pression avec des rotovaps ou des alambics maison (lors de notre conversation sur Zoom, Williams nous a montré son premier “alambic” : une marmite pression bricolée).

Tout cela est assez étourdissant et, parfois, déstabilisant. Williams explique notamment qu’il arrive assez régulièrement de recevoir à la distillerie des visiteurs qui, après une heure où ils ont pu tout voir, tout goûter, tout demander, ont une dernière question : «Et donc, celui qui peut être utilisé comme un gin, c’est lequel ?» Ce n’est pas pour rien que le site d’Empirical consacre plus d’espace à l’utilisation de leurs spiritueux qu’à expliquer leurs méthodes de production. Et que, au final, c’est surtout le monde du bar ou du restaurant qui leur réserve le meilleur accueil : le consommateur découvre les spiritueux des fabricants de saveurs que sont Empirical grâce à la médiation de leurs bartenders préférés.

L’appel de la nature

Marcis Dzelzainis est un de ces mixologues très amateur de l’approche d’Empirical. Il y a peu, il a décidé d’abandonner son travail principal pour lancer avec Luke McFayden, un ex de Pernod Ricard UK, Idyll Drinks, dont le slogan est “Rewilding drinks” – le retour à la nature de nos boissons, en gros. Dzelzainis est passé par les meilleures crémeries d’Angleterre, puisqu’il a notamment travaillé pour Tony Conigliaro, avant de lancer Satan’s Whiskers ou d’apporter sa touche minutieuse à différents projets de Michael Sager, le Suisse qui a redynamisé la scène vin à Londres. Au fil des ans, il a pris conscience de la déconnexion entre le métier de barman et la nature. Il a logiquement été l’un des pionniers à Londres de l’utilisation d’ingrédients non cultivés récoltés dans un cadre urbain.

Ce parcours informe sa première expérience de distillation sous la bannière Idyll : une longue balade dans un bois ou en bord de mer avec quelques personnes, pour récolter des produits botaniques qui sont ensuite distillés sur place, puisqu’ils emportent avec eux un mini-alambic. Le gin qu’ils produisent ainsi n’est pas commercialisé. C’est «comme un instantané, quelque chose qu’il est impossible de reproduire puisque c’est une image liquide du moment que nous avons passé ensemble en pleine nature», explique-t-il.

Pour le moment, Idyll n’a à son nom qu’un soda au pin mais, cet automne, Dzelzainis et McFayden chercheront des sources de financement pour assurer la commercialisation du produit et lancer le prochain round de projets, qui inclut bien sûr les spiritueux sur lesquels ils sont déjà en train de travailler. Plus Empirical que Freimeister, Idyll cherche à explorer de nouvelles saveurs. «Je n’ai jamais compris comment on pouvait se satisfaire d’un catalogue finalement limité de catégories classiques, explique Dzelzainis. Comme barman, je voulais toujours trouver de nouvelles saveurs.» Il est pour le moment fasciné par les pousses de maceron, qui, dit-il, donne un résultat merveilleux une fois distillées. Et l’intention est de dépasser le stade ingrédients “fourragés” (problématique du point de vue environnemental même lorsque fait avec un souci de durabilité) pour passer à la permaculture. Chez Idyll, ce n’est pas juste la boisson qui est rendue à la nature, c’est aussi la terre où l’on récolte les ingrédients nécessaires à la production qui doit être, en quelque sorte, rendue à la nature, au “sauvage”.

Responsabilité sociale et environnementale : chez de nombreux grands, la RSE est juste une ligne de plus au moment du bilan. Pour Freimeister, Experimental et Idyll, payer honnêtement les collaborateurs ou rendre à la nature plus que ce qu’on a ôté est une raison d’être. À leur petite échelle, ils bougent les lignes. Profitons pleinement des initiatives curieuses de ces têtes chercheuses.

 

Par François Monti

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