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À Red Hook, près des docks abandonnés, une petite distillerie ravive le souvenir des premiers colons hollandais qui s’établirent dans cette partie de Brooklyn dès le début du XVIIe siècle. À l’écart du bruit, Van Brunt peaufine ses whiskeys avec, dans la ligne de mire, de belles ambitions.

Dernière sortie pour Brooklyn. Littéralement puisque c’est ce quartier de Red Hook, à Brooklyn, qui tient le rôle principal du roman culte d’Hubert Selby Jr, Last Exit to Brooklyn (1964). Red Hook, un bout du monde longtemps mal famé qui tient tête à l’océan, tendu contre le ciel bleu de janvier, cisaillé par le vent. Dernière sortie pour Brooklyn, arrêt Smith-9 St. Le subway ne s’aventure pas plus loin à Red Hook, il faut marcher 2,2 km pour rejoindre la distillerie Van Brunt Stillhouse, entre le front de mer et une vaste cité de brique rouge. «C’est loin, s’excuse Sarah Ludington. C’est loin, mais cet isolement et l’absence de transports publics ont permis à Red Hook de demeurer l’un des derniers îlots new-yorkais à l’écart de l’agitation. Et d’y maintenir les prix de l’immobilier les plus bas de la ville.» Sarah Ludington et Daric Schlesselman s’installent dans le coin en 2003. Elle, architecte, lui, éditeur télé plusieurs fois nommé aux Emmy Awards. Pas le profil auquel on songe d’emblée pour monter une distillerie, mais si une constante devait ressortir des plongées dans l’univers de la micro-distillation, c’est bien que le profil type n’existe pas.

«Mon mari rêvait d’être fermier, explique Sarah – Daric est retenu à un congrès de distillateurs ce jour-là. C’est un passionné de bière et de spiritueux, qui brassait à la maison. Le jour où il s’est acheté un petit alambic, il en est tombé amoureux, sourit-elle. Il voulait changer de voie, se salir les mains. Faire quelque chose de concret. Moi… je ne pensais pas m’impliquer dans la distillerie, au départ. Et puis… » Et puis, pendant que Daric distille, Sarah commence à s’occuper du marketing, de la commercialisation. Et après quelques années à mûrir le projet, Van Brunt Stillhouse devient le job à plein temps du couple quand la distillerie ouvre, en 2012.

«On a commencé par faire du rhum, élaboré à base de sucre non raffiné importé d’Inde au début, puis du Costa Rica. On ne voulait pas se lancer dans le gin ou la vodka, dont le marché est saturé. Mais le rhum ici, c’est Bacardi, point barre. Aux États-Unis, c’est le whiskey qui marche. Du coup, le rhum est resté dans la solera, on l’embouteille à la demande. Et on s’est mis au whiskey.» La petite solera encombre un coin de l’entrepôt au milieu duquel trône un petit alambic hybride allemand de la marque Carl, doublé d’une colonne à six plateaux. Van Brunt bénéficie d’une licence de ferme-distillerie, qui l’oblige à utiliser au moins 75 % de matières premières produites dans l’État de New York pour fabriquer ses produits. En échange de quoi, elle a le droit de les vendre en direct, y compris sur place, sans passer par un distributeur.

Une installation lilliputienne

Tout le grain, maïs, seigle, orge, blé, provient de la même ferme, et il est broyé ici, dans le moulin coincé à l’extérieur. Après cuisson dans un petit mashtun-cooker, les céréales partent en fermentation pendant 5 jours à 2 semaines, en fonction du type de whiskey – et de la météo. Fermenter au cœur de l’hiver new-yorkais, sous climat continental, n’a rien d’une mince affaire. Tous les whiskeys sont distillés deux fois : à l’issue de la première passe, le brouet est filtré pour se débarrasser de la matière et ne conserver que le liquide, qui rempile dans l’alambic. Une petite cuve de blending et une mini-chaîne d’embouteillage complètent l’installation lilliputienne.

L’American whiskey (40 % malt, 40 % blé, 20 % maïs), plutôt pas mal ficelé, vieillit 2 ans. «Au début, on utilisait des fûts de 20 gallons [75 l, ndlr], mais aujourd’hui on assemble avec des vieillissements en fûts standards, plus grands.» Le bourbon (65 % maïs, 20 % malt, 10 % blé, 5 % seigle), est élaboré avec une orge très toastée qui communique au whiskey des notes très gourmandes de chocolat-café. Le rye est une curiosité, aux épices tonitruantes, puissamment dosé en seigle (75 %) et sans la moindre douceur de maïs (25 % de malt à la place), élevé sous chêne vierge. On sent dans la démarche de Van Brunt le souci permanent d’amélioration, et la curiosité en égale proportion. «Ça ? C’est un fumoir bricolé pour fumer le grain, une expérience de Daric.» Sarah tire la trappe, laissant apparaître le maïs dans une odeur de fumée de bois. Et ironise dans un grand sourire : «Il n’a jamais eu le temps d’installer le hot tub à la maison, mais il a trouvé celui de fabriquer un fumoir !»

De l’autre côté d’une paroi vitrée se déploie le bar, le Tasting Room, ouvert au public le week-end depuis 2014. On vient y déguster les produits maison, ou rincer une bière, un verre de vin local dans un cadre cosy. Plus pour longtemps, car la distillerie va bientôt déménager, sans pour autant quitter Red Hook. «On va s’agrandir et augmenter la production. Nos tarifs sont élevés, autour de 70 dollars la bouteille, et si on veut pouvoir les baisser, il faut accroître les volumes.» C’est aussi le seul espoir de se voir distribuer nationalement pour assurer la pérennité de l’entreprise. Dernière sortie hors de Brooklyn.

Par Christine Lambert

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