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Vous l’ignorez sans doute, mais l’ancêtre de la bouteille est la chèvre. Oui. Et comme cela faisait désordre sur la table, l’humanité a phosphoré pendant cinq millénaires pour découvrir le verre, le domestiquer, lui donner une forme satisfaisante pour stocker l’alcool, produire l’objet à grande échelle. Et – enfin – y loger votre whisky préféré. Mais commençons par le commencement, avant de finir par la fin si vous le voulez bien.

On finit par ne plus la voir à moins qu’elle ne s’impose et, alors, on ne voit plus qu’elle. Sans elle, on ne rêverait pas chez le caviste en admirant la valse des robes sous les étiquettes. Elle ? La bouteille en verre. Tour à tour banal contenant de consommation courante ou carafe statutaire emblème du luxe, petit miracle de la technologie puisé dans la nature et aboutissement d’une longue histoire humaine. L’histoire, justement, commençons par le commencement avant de finir par la fin. On a parfois du mal à l’imaginer, mais l’ancêtre de la bouteille est la chèvre. Et même, de préférence, le bouc. C’est en effet dans la peau de caprin qu’on taillait en des temps reculés les meilleurs récipients de liquides. L’intérieur de ces outres était parfois enduit de résine pour en améliorer l’étanchéité mais ne vous pincez pas le nez : le whisky n’avait alors pas encore été inventé, ni les notes de dégustation – « Je lui trouve un goût de bique… » A l’époque romaine, alors que le tonneau et l’amphore se répandent, notons que l’outre s’accroche, et refuse de disparaître.

Fast forward. Car c’est la bouteille en verre qui décidera du destin du whisky. Ce contenant inerte et inodore ne dénature pas le liquide. Le whisky une fois embouteillé évolue peu (et lentement), sa concentration en éthanol reste à peu près stable. Mieux : une fois scellée, la bouteille témoigne de l’authenticité du produit, les intermédiaires peu scrupuleux ne peuvent plus le couper ni l’altérer. Négociants et distilleries peuvent apposer leur nom sur l’étiquette, ouvrant la porte aux marques. Pratique, la quille peut être ouverte et refermée à volonté. Sa taille standardisée ne trompe pas le consommateur… ni le fisc, toujours susceptible sur les détails.

 

Verallia veut habiller le whisky français

Parfois, sa forme iconique, sa puissance d’évocation, participe à la légende : les bouteilles carrées de Johnnie Walker ou de Jack Daniel’s se repèrent à des kilomètres, de même que la forme triangulaire de Glenfiddich (pérennisée dans les années 1960), la couleur turquoise du Laddie de Bruichladdich, le vert sombre de Laphroaig et Ardbeg… La silhouette bleu nuit de Waterford et le nouveau flacon d’Arran prennent déjà le chemin du culte. En France, Bows, la distillerie de Montauban, ressuscite le passé de grapheur de son fondateur avec un modèle propriétaire qui rappelle la bombe de peinture. Et non loin de là, à la VOA (la Verrerie Ouvrière d’Albi), le géant du verre Verallia a tiré les enseignements de l’histoire en créant Arsène, un flacon qui représenterait le whisky artisanal français, à la manière dont la bouteille Frontignan identifie à coup sûr le vin de bordeaux partout à travers le monde. Pour ne laisser aucun doute sur sa destination, son jable (sa base, dans le jargon) s’orne d’une fine signature : un petit coq gravé dans le verre, qui crie cocorico pour mieux dire « made in France ».

 

Mais rembobinons quelque 5.000 ans en arrière. Le verre naît de la rencontre mercuriale du sable (plus exactement de la silice qu’il contient) et du feu, en présence d’un fondant (des cendres, de la soude, de la chaux…) qui abaisse la température de fusion. Trois millénaires avant notre ère, l’être humain apprend à le domestiquer, sans doute en Mésopotamie. Dès l’Antiquité on sait fabriquer des petites amphores en verre avec becs verseurs – et toute sorte d’objets façonnés dans ce matériau fascinant à la fois dur et fragile, lisse au toucher mais dangereux une fois cassé, tour à tour opaque ou transparent, révélant ou dissimulant. Alors pourquoi faudra-t-il attendre une vingtaine de siècles avant de voir la bouteille se diffuser largement ?

 

Comment la bouteille a remplacé la chèvre sur la table

Autopsions ce retard à l’allumage avant de faire l’éloge de la lenteur, grâce à l’excellent ouvrage de Jean-Robert Pitte, “La Bouteille de vin, histoire d’une révolution”. Le savoir-faire verrier connaît une première révolution technologique au Ier siècle avant J.C avec l’invention de la canne à souffler, vraisemblablement en Egypte ou en Syrie, outil qui permet de donner toutes sortes de formes à la pâte de verre. Au début de notre ère, on sait fabriquer du verre transparent en ajoutant en petite quantité du dioxyde de manganèse – car sans cet additif, le verre est coloré différemment selon la teneur en oxydes métalliques du sable : le plus souvent verdâtre en raison des oxydes de fer ou bleuté grâce aux oxydes de cuivre. Oui, la magie s’habille toujours de chimie, à moins que ce ne fût le contraire.

A la même époque, on comprend que les débris de verre, disponibles en vastes quantités dès lors que la maladresse humaine se frotte à la fragilité des objets, peuvent être refondus. Et, surtout, qu’ils favorisent la fusion de la pâte, en abaissant température nécessaire à l’opération. Ce calcin (les débris) est aujourd’hui très précieux pour diminuer la chaleur des fours dans les verreries – une fois en service, un four ne s’arrête jamais jusqu’à sa panne définitive qui survient dans les dix à douze ans –, et donc les émissions de C02. Pensez à la poubelle blanche. Mais retournons tripatouiller le passé, car de pause en digression on ne sait toujours pas comment la bouteille a remplacé la chèvre sur la table. La peau de chèvre, pardon.

Pendant des siècles, le verre tombe dans l’oubli

Figurez-vous qu’en dépit de toutes ces avancées, le savoir-faire verrier décline, jusqu’à pratiquement disparaître en Occident : durant le haut Moyen Age, le verre se fait la valise. Il faut attendre plusieurs siècles pour que l’Europe redécouvre, venues d’Orient, des techniques enterrées sous les invasions. Les Vénitiens se distinguent alors. En France, les verreries se multiplient à partir du XVe siècle dans le Midi aquitain, le Poitou, en Lorraine, en Argonne. Et se déplacent à mesure que la forêt recule – car il en faut, du bois, pour atteindre les 1.300 à 1.500° C nécessaires à la fusion du verre. L’Angleterre, qui préfère réserver ses maigres ressources en bois à la marine royale et à la construction, finit par plonger dans le verre grâce au charbon. Et pendant deux siècles, les grandes manufactures alimentées par les bassins houillers feront de la région de Newcastle la principale productrice de verre au monde. Car le nouveau combustible permet d’atteindre des températures plus élevées, et de fabriquer du verre plus épais, plus solide.

En France, les premières bouteilles en verre, avec un fond rentré en pointe (la « piqure » dans le jargon), apparaissent dans la seconde moitié du XVIe en Argonne, et servent en apothicairerie et en distillerie. Car entre-temps, l’humanité fait un bond, et découvre les bienfaits de la distillation alcoolique, pilier de la civilisation et des soirées sans Netflix. La forme des bouteilles, d’abord globulaire ou en oignon, évolue (allez voir les photos du Ashmolean Museum d’Oxford). Dès lors qu’on découvre l’intérêt du vieillissement du vin en bouteilles couchées, la silhouette cylindrique à épaules carrées se standardise, vers le milieu du XVIIIe, avec la diffusion du moule. Au XIXe, la mécanisation du soufflage, la mise au point du four à bassin (qui permet de fondre en permanence – et de travailler en continu), puis enfin le chargement automatique du moule à la fin du siècle, font chuter dramatiquement le prix du verre. La bouteille va dès lors essaimer. En 1880, il fallait treize heures pour fabriquer 100 bouteilles, contre trois heures en 1938. Aujourd’hui, une chaîne peut tomber 6.000 à 8.000 quilles à l’heure.

Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse, disait Musset, pour le coup fort mal inspiré. Car il parle, ce flacon, il parle avec son corps svelte ou pansu, ses épaules angulaires ou tombantes, sa silhouette austère ou volubile, sa forme carrée (plus fragile) ou cylindrique, son col élancé ou orné d’un renflement qui rappelle l’alambic, sa piqure plus ou moins profonde… Le scotch commence à être embouteillé vers 1860, après l’invention des colonnes à distiller, quand les blends gagnent en popularité. Les épiciers-assembleurs, les Johnnie Walker, les George Ballantine, Arthur Bell et autres frères Chivas s’empressent d’imprimer leur nom sur les étiquettes, des noms qui deviendront des marques, synonymes d’un certain style de whisky, d’un goût et d’une qualité constante – à tel point qu’ils ont survécu.

 

Old Forester, premier bourbon vendu exclusivement sous verre

A vrai dire, remarque Charles MacLean dans son “Miscellany of Whisky”, dès le milieu du XVIIIe, les marchands créent déjà leurs modèles de bouteilles, gravés ou embossés, et surtout réutilisables, pour vendre leur whisky. Les premiers flacons de whisky étaient d’ailleurs des bouteilles de vin recyclées pour le brutal : ainsi du fameux Macallan embouteillé à Craigellachie en 1841 par l’épicier du village. Mais en réalité, jusqu’à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, la vente en vrac domine encore, en fûts ou en jarres et pots vernis (les “pigs”). Jusqu’au milieu du XIXe les bouteilles se façonnent en verre noir – en fait brun foncé ou vert sombre. La Couronne taxe le verre transparent 11 fois plus lourdement que son alter ego coloré, et l’on sait combien le scotch sait se montrer sensible aux arguments qui se comptent en espèces.

Aux Etats-Unis, autre grand pays producteur de whisky (et ne m’en veuillez pas si je laisse tomber le “e”), les clients apportent leur bouteille, leur pichet ou autre au saloon pour faire le plein jusqu’à la fin du XIXe. A l’époque, la bouteille coûte plus cher que le whisky qu’elle loge. Old Forester devient en 1870 le premier bourbon exclusivement vendu en bouteilles, rappelle Chuck Cowdery dans “Bourbon Strange” (un must sur lequel tous les amateurs de bourbon fluent en english doivent se jeter). A l’initiative de George Brown, fondateur de Brown Forman, qui entendait vendre son whisky aux médecins, à l’époque très grands prescripteurs de ce remède universel qui tuait tous les microbes et, à dose élevée et répétée, le malade. Les toubibs se plaignaient de la qualité aléatoire de la gnôle, voyez-vous – imaginez deux secondes que votre aspirine n’ait jamais le même goût ni la même composition : à vous dégoûter du mal de crâne. Le bon Mr Brown commercialisa donc un produit rassurant dûment embouteillé et étiqueté. Pendant la Prohibition, du reste, seules quelques rares distilleries obtiennent l’autorisation de produire de l’alcool, à des fins exclusivement médicales, et à condition de commercialiser la marchandise en pharmacie et sous flacons de verre.

C’est toute cette histoire que raconte la bouteille que vous vous apprêtez à ouvrir. Cette histoire, et celle du bouchon. Mais celle-ci, on va se la garder pour une prochaine fois si vous le voulez bien.

 

Par Christine Lambert

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