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Alors que l’Europe cuit sous des températures inédites, on vous emmène dans les Îles Orcades, direction Scapa. Scapa la discrète, Scapa le petit bijou du nord de l’Ecosse, par delà les mers. Un peu de vent frais ça vous tente ? (Article initialement paru dans le Whisky Magazine N°60 de septembre 2015).

Bon sang ! Mais qu’avaient-ils donc picolé ? A moins qu’ils n’aient perdu un pari ? Avouez qu’il fallait souffrir d’un sérieux pète au casque pour aller poser ses alambics à une sacrée trotte de la civilisation et des lignes de chemin de fer, là-haut, au-delà de la pointe nord de l’Ecosse. Un ciel blanc lèche l’horizon derrière le rideau de pluie fine, mais dans l’archipel Orcades, quelle que soit la météo, la terre semble n’être que cela, un horizon. Un horizon posé sur l’eau, à la frontière du grand nulle part. Et c’est pourtant là, sur la côte sud de Mainland, l’île principale, que deux distillateurs de Glasgow, MacFarlane et Townsend, choisirent d’ouvrir leur distillerie en octobre 1885. Sur un strict plan paysager, rien à redire : la baie de Scapa, sur les hauts fonds du Scapa Flow, embrasse une vue à couper le souffle. Au niveau marketing, en revanche, les deux compères auraient gagné à pousser deux miles au nord, histoire de ravir à l’ancêtre voisine Highland Park (construite en 1798) le titre honorifique de « distillerie la plus septentrionale de l’Ecosse » à défaut de la coiffer sur l’ancienneté. Mais bon…

Cent trente ans après sa naissance, la « petite distillerie des Orcades », « la seconde distillerie des Orcades », « l’autre distillerie des Orcades » – copyrights déposés au nom du manque d’imagination des journalistes – s’arrache enfin à son destin de Poulidor dans l’ombre de la glorieuse aînée. Scapa vient d’inaugurer en avril son centre d’accueil pour touristes, boutique, dégustations, visites guidées, et les paquebots de croisières qui sillonnent la mer du Nord et la Baltique ne demandent qu’à ajouter l’escale au catalogue. Surtout, pour la première fois depuis 2008, elle ajoute une référence permanente à une gamme qui n’en comptait qu’une depuis des lustres, le 16 ans ayant succédé au 14 ans en 2008. « Ajouter » est d’ailleurs un verbe fautif, puisque Skiren, un single malt sans compte d’âge, est appelé à remplacer son aîné quand les rayons se seront vidés. Oh, je vous entends d’ici, vous les dogmatiques du chiffre, vous les gardiens du temps qui passe, ayatollahs des années qui s’égrènent : encore un de ces NAS (1) qui s’imposent à la hussarde sur le marché, renvoyant dans les archives et les souvenirs une expression dûment datée ! Chut… N’insultez pas l’Histoire, car Scapa est un miracle.

 

L’une des deux dernières distilleries survivantes sur un archipel qui en compta, estime-t-on, une petite dizaine au début du XIXe siècle, elle aurait pu disparaître dix fois dans la tourmente des deux guerres mondiales, en se trouvant au premier rang quand la Marine royale replia en ces deux occasions sa base principale dans le Scapa Flow. Cette étendue de mer profonde protégée par les îles en cercle forme l’un des plus grands ports naturels du globe, et c’est de là que les Britanniques purent contrôler l’accès à la mer du Nord et contrer les navires allemands basés dans la Baltique.

Dès 1914, la Grande Flotte installe son QG dans la distillerie même, laquelle évitera la destruction dans un grave incendie grâce aux matafs se relayant depuis la baie pour y remplir les seaux qui éteindront les flammes. C’est de là que l’amiral Jellico mena la plus grande bataille navale de la guerre, celle du Jutland, au large du Danemark, où périrent 8.500 marins. A partir de 1939, rebelote, la Royal Navy réinvestit les îles Orcades, moins vulnérables que les côtes de la Manche aux bombardements du Reich, et proches de la Norvège occupée par les forces nazies, qui lancent depuis ses côtes les avions de reconnaissance et les sous-marins vers l’Atlantique. Les digues construites entre les îles par les prisonniers italiens réquisitionnés en Lybie et les épaves (l’une des plus fortes concentration au monde) dont les coques affleurent ici et là témoignent aujourd’hui encore de ces heures sombres.

A peine rouverte, en 1945, Scapa, qui a déjà changé de mains à deux reprises depuis sa naissance, voit sa capacité tripler à 500.000 litres sous l’impulsion des frères Bloch, négociants et assembleurs qui ont racheté l’affaire en 1934. Mais c’est loin de suffire pour étancher la soif mondiale de whisky, frustrée par les longues années de guerre qui ont fait taire la quasi totalité des alambics. Quand Hiram Walker & Sons se porte acquéreur de la distillerie, en 1954, ses ingénieurs phosphorent déjà pour imaginer de quoi satisfaire l’hallucinante demande américaine, asséchée depuis la Prohibition, pour les blends légers, et notamment le Ballantine’s de la maison.

La réponse sera technologique : en 1955, un alambic d’un genre nouveau voit le jour, le Lomond. Frankenstein de cuivre composé d’une colonne à trois plateaux amovibles greffée sur un oignon de pot still et munie d’un tube à reflux orientable, il était capable de produire différentes déclinaisons de distillats sur un profil aromatique (lire l’encadré). D’abord installé dans trois des six distilleries d’Hiram Walker (à Inverleven, Glenburgie et Miltonduff), le Lomond finit par équiper Scapa en 1959. En partie du moins puisqu’un seul exemplaire est commissionné et installé comme wash still, l’alambic de première distillation, la deuxième passe se faisant dans un pot still traditionnel. Les nouveaux propriétaires, jugeant Scapa mal adapté aux nécessités de leurs blends, souhaitaient l’amener vers davantage de légèreté et de rondeur.

Pour des raisons de coût et d’entretien compliqué, les Lomond furent déposés entre les années 70 et 80, mais Scapa conserva le sien, dépouillé de ses plateaux, tel un trophée, vestige d’utopies nées de tempêtes sous les crânes d’ingénieurs. Dans la salle des alambics, le bougre a conquis la meilleure place, près de la verrière avec vue sur les îles. Devant le spirit safe, le coffre à alcool sous scellées où arrivent les flux des alambics, dans une fosse qui le sépare du pot still de seconde distillation, l’opérateur ne le quitte pas des yeux, traquant la montée de l’ébullition derrière les deux hublots de la colonne, guettant le « bon » bruit dans un fracas de sifflements, baissant et remontant tour à tour la température pour augmenter le reflux, à l’œil, à l’oreille. A Scapa, rien n’est automatisé. Après cinq heures trente de distillation, le newmake un peu gras, aux arômes de banane piquée de cuir, sera prêt à passer en ex-fûts de bourbon après une première réduction. Ça, ça n’a pas changé. Mais tout le reste, si.

Scapa est un miracle, une distillerie trop éloignée, trop petite, qui produit sur les îles un malt qu’on sentirait plus juste dans le Speyside, atypique, non tourbé, non iodé mais au contraire emprunt d’un fruité aux antipodes de son héritage viking. Une distillerie maintenue en vie par la seule grâce du groupe Pernod-Ricard, qui la voit tomber dans son escarcelle à la faveur du rachat d’Allied Domecq, en 2005. Avec trois jours de distillation par semaine et une production annuelle de 400.000 litres d’alcool pur, le petit bijou des Orcades ne pèse rien dans les blends du géant français.

L’essentiel est d’ailleurs embouteillé en single malt de 16 ans disponible sur quelques marchés, tout juste alimente-t-il aussi un peu les expressions de Ballantine’s âgées de plus de 17 ans. Mais la formidable demande pour les single malts et la quête insatiable des amateurs pour de nouvelles pépites a fini par botter le cul de Scapa. Depuis octobre 2014, les alambics tournent sans broncher sept jours sur sept, la production est montée à 1 million de litres annuels – ce qui reste modeste. Et pas question de s’arrêter. Les quatre silos logés dans l’ancien kiln (la distillerie a arrêté de malter dans les années 60) stockent en permanence 28 tonnes d’orge chacun, le grain nécessaire à une semaine de production, soit 24 mashes, au cas où les intempéries empêcheraient le ravitaillement dans les îles.


Sous le toit de bois pentu barbouillé de blanc, on a appris à accélérer le mouvement dans les huit washbacks de 13.500 litres qui plongent sous le sol de grillage. La fermentation, autrefois l’une des plus longues d’Ecosse, 172 heures (oui, avec trois chiffres…), se boucle depuis un an en 52 à 70 heures dans une course contre le temps qu’on a du mal à imaginer sans incidence sur le profil du distillat. Un doute que balaie dans un dialogue ubuesque le master distiller Brian MacAulay, aujourd’hui en charge de la gestion des 364 chais et quelque 6 millions de fûts de Chivas Brothers, et Monsieur Météo à ses heures perdues :

– Comment peut-on raccourcir aussi dramatiquement le temps de fermentation et produire le même distillat ?
– On peut.
– Comment ?
– (Dans un sourire, il lève la tête vers le ciel froid et pluvieux – alors que la canicule de juillet écrase la France.)Ça va, ça ne vous ennuie pas trop, ce mauvais temps ?
– Ça va, ça ne vous ennuie pas trop de ne pas répondre ?
– C’est lassant, cette pluie…
– Je peux vous citer ou c’est off ?
– (Grand sourire Colgate.) Oui, oui, vous pouvez me citer.

En vieux dialecte nordique, Skiren signifie « ciel lumineux et scintillant », ce qu’on veut bien imaginer malgré le mercure paresseux ce jour-là. Une manière de rappeler le destin et l’histoire maritimes de Scapa (« bateau », dans le même langage). Vieilli exclusivement en ex-fûts de bourbon de premier remplissage logés pour l’essentiel dans des chais du Speyside (seuls 3 chais en racks de 6 étages sont encore utilisés sur site, les dunnages ont abandonné la lutte contre les arbres qui y poussent leurs branches), ce NAS reste fidèle au distillat. Avec son nez de banane, poire cuite, cuir, colle blanche et sa bouche riche de fruits tropicaux bien mûrs qui s’assouplit sous un trait d’eau, il s’apprête à chasser le 16 ans par nécessité, en raison de trous énormes dans les stocks. Fermée entre 1994 et 1996, la distillerie redémarra au ralenti, avec le staff de… Highland Park pour produire huit semaines par an seulement jusqu’à sa rénovation en 2004.

Skiren marque donc un nouvel élan, une traversée vers des cieux radieux et surtout l’Atlantique. « C’est vrai, l’augmentation de la production va nous permettre d’ouvrir de nouveaux marchés, notamment américain,se réjouit Ann Miller, ambassadrice de marque Chivas Brothers.Et la France va devenir stratégique. Jusqu’à présent, Scapa était peu disponible, un peu en France, un peu en Grande-Bretagne… » Surtout, on laisse entendre chez Pernod-Ricard que, si le voyage se passe comme prévu, Skiren sera le premier étage de la fusée : d’autres expressions « pourraient », « devraient » voir le jour dans les trois ans qui suivent. La nuit d’été vacille enfin, suspendue entre chien et loup jusque très tard, dans cette heure bleue qui lasure de cyan sombre les Orcades. Mais à Scapa, l’horizon s’annonce lumineux. Et scintillant.

Le dernier alambic Lomond dans une distillerie de malt écossaise

Inventé en 1955 par Alistair Cunningham et Arthur Warren, respectivement ingénieur chimiste et dessinateur industriel chez Hiram Walker & Sons, l’alambic Lomond ressemble à « une énorme poubelle de cuivre renversée », selon les mots de Tom Morton dans son livre Spirit of Adventure. Plus prosaïquement, imaginez un oignon de pot still coiffé d’une large et courte colonne de type Coffey rivetés ensemble, et vous aurez une vague idée du bousin. Cunningham et Warren n’avaient pas pour mission de décrocher un premier prix de design, de toute évidence, mais de répondre à la demande pour les blends légers qui explose dans l’après-guerre, en premier lieu aux Etats-Unis. Munie de trois plateaux de cuivre mobiles et débrayables, qu’on pouvait refroidir ou non à l’eau, la colonne fonctionnait un peu comme un col télescopique, surmonté en outre d’un tube à reflux orientable dont on pouvait choisir l’angle (droit, ascendant, descendant) et relié à un purificateur. Tous ces éléments permettaient d’agir sur le reflux et de créer in fine différents profils de distillats en vue de futurs assemblages. A l’époque, avouons-le, le législateur « sadisait » un peu moins l’arrière-train des mouches en se penchant sur la fabrication du malt… Bref.
Le Lomond fut installé comme alambic de seconde distillation à Inverleven, puis par paires (wash still et pirit still) à Glenburgie et Miltonduff, et enfin à Scapa, qui hérita d’un unique exemplaire en wash still. En une vingtaine d’années, la révolution technologique s’épuisa, les alambics de Cunningham et Warren furent quasiment tous démontés. A vrai dire, les plaques s’encrassaient très vite et se montraient rétives au récurage, réduisant le contact avec le cuivre. L’arrivée de nouvelles générations de condenseurs, très généreux en cuivre, rendaient en outre moins pertinents ces pot stills hybrides. Bruichladdich récupéra l’une des « poubelles de cuivre », celle d’Inverleven, pour fabriquer son gin Botanist. Et – ô miracle – Scapa reste la seule distillerie de malt en Ecosse à faire tourner un Lomond, bien qu’on en ait depuis belle lurette démonté les plateaux pour l’utiliser comme un banal, quoique disgracieux, alambic à repasse.

 

Par Christine Lambert

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