Skip to main content

La polémique née autour des notes de dégustation sexistes publiées dans la “Whisky Bible” du critique Jim Murray enflamme la planète Malt depuis une dizaine de jours. Qu’un homme protégé par son statut trouve pertinent de multiplier les propos douteux ou offensants n’a rien de nouveau. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est que l’industrie a décidé, cette fois, d’entendre la voix féminine qui disait stop. Mais pourquoi cela ?

 

Il faut que ça cesse. Ainsi se terminait le tweet qui, il y a une dizaine de jours, allait mettre le feu au whisky en alimentant les flammes des pages de la bible. Becky Paskin, l’une des plumes anglo-saxonnes du whisky, ex-rédactrice de chef du regretté site scotchwhisky.com, relevait dans le millésime 2021 de la “Whisky Bible” de Jim Murray plus d’une trentaine de notes de dégustation sexistes, douteuses par leurs sous-entendus objectifiant les femmes. Jim Murray, pour celles et ceux qui ont bien raison de ne pas s’intéresser au marigot, est un célèbre critique de whiskyqui publie chaque année depuis 2003 sa “Bible“ (non traduite en français) où il en profite pour décerner des notes qui font la pluie et le beau temps, avec un effet certain sur les ventes des bouteilles primées. Ses choix nous valent la traditionnelle polémique automnale autour du “meilleur whisky du monde” – ça y est, je vois que vous situez (je vous en parlais ici sur Slate).

Sur les réseaux sociaux, derrière un soutien massif affleuraient les commentaires raillant la “pauvre Becky offensée par ce langage trop fleuri pour sa sensibilité”. Tandis que Murray pourfendait les woke set la cancel culture, se posant en défenseur de la liberté d’expression que la morale et les hordes de puritaines voulaient étouffer en cramant sa bible. Entendons-nous bien : Murray a parfaitement le droit de chroniquer le whisky en mode libidineux, et chacun est libre d’acheter ou non sa prose imprimée en corps 5 sous une couverture défiant le bon goût (double peine pour les yeux). Simplement, en vertu du même principe de liberté, la moindre des choses est d’en permettre la critique ouverte et publique en nous épargnant la complainte de l’agneau sacrificiel. Mieux : on pourrait même dans la foulée remettre en cause le droit inaliénable de coller une main au cul en tenant un verre de l’autre.

Vous vous posez la mauvaise question

Car, ce qui est visé en arrière-plan, au-delà du langage sexiste, c’est le comportement offensant (euphémisme) du triste sire (1) envers les femmes qui croisent son chemin – il est connu comme le loup blanc dans le milieu. Je ne compte plus les anecdotes salaces que m’ont racontées des consœurs qui ont subi son “enthousiasme”. Je ne compte plus celles que m’ont relayées des confrères et certains membres éminents de l’industrie. Mais puisque “Jimbo” faisait vendre du whisky, beaucoup de whisky, la parole ne se libérait qu’en off, par crainte ou par intérêt.

Pourquoi les femmes ont-elles mis aussi longtemps à parler si les faits étaient à ce point accablants?, vous demandez-vous peut-être, alors que plusieurs voix féminines se sont élevées ces dernières années, sans se faire entendre. Mais, moi, ce qui m’interroge, c’est : combien de temps encore les homme auraient-ils continué à se taire si une femme n’avait pas pris la parole ? Le problème n’est pas tant les propos ou les agissements d’untel. C’est le silence de tous.

Or, cette fois, l’industrie a parlé. D’une seule voix. Et a lâché Murray, sans doute le critique le plus vendu (hum…) au monde, et l’un des plus influents. Beam Suntory, William Grant, Chivas Brothers (Pernod Ricard), Diageo, Gordon & MacPhail, Dewar’s (Bacardi), The Whisky Exchange, la Scotch Whisky Association… Tous ont aussitôt publié des communiqués affirmant leur soutien à Becky Paskin.

 

L’industrie ne sait pas comment parler à la moitié de l’humanité

Sexiste, le whisky ? Pas plus qu’un autre secteur d’activité, plutôt moins que la presse, pour parler de ce que je connais, et de deux milieux historiquement terrains de jeu masculins. Hypocrite, l’industrie qui se taisait depuis tant d’années ? Sans doute. De joyeux drilles sur Twitter se sont d’ailleurs amusés de voir les mentions élogieuses décernées par la “Bible” effacées à la hâte des pages Wikipedia de certaines marques et distilleries.

Mais au lieu de m’attarder sur le timing, je préfère saluer le changement de ligne. Qu’est-ce qui a pesé pour qu’aujourd’hui, enfin, ces marques et groupes puissants prennent position contre le sexisme ? Sans doute, et on peut l’espérer, a-t-on assisté à une prise de conscience générale dans l’après #MeToo. Le fait, aussi, que la parole – des femmes essentiellement – s’est libérée et regroupée sur les réseaux sociaux. La perte d’influence de Murray, qui compte peu d’amis en Ecosse et dont les palmarès récents prêtent à sourire, a aidé. Wine Searcher notait ainsi qu’en 2015, quand il couronne le Yamazaki Sherry Cask, les requêtes pour ce whisky explosent sur le site (les prix également). Alors que les médaillés des années suivantes n’ont suscité qu’une indifférence polie.

Mais il me semble, surtout, que l’industrie du whisky a soudain compris avec clarté qu’elle ne savait pas s’adresser aux femmes. Que les stéréotypes sexistes, les clichés ringards, les assignations de genres et de rôles l’empêchaient depuis des décennies de toucher la moitié de l’humanité. Les privaient de la moitié de leur clientèle potentielle. Alors que la gent féminine s’éveille toujours plus nombreuse au whisky, que des groupes de spiritueux importants comme Diageo ou Pernod Ricard ont accéléré l’intégration de femmes à des postes de production et de direction, il était temps de franchir ce cap dans la prise de parole. Et d’amorcer le dialogue.

 

(1) Relevons d’ailleurs dans le communiqué de Beam Suntory : “L’industrie des spiritueux excuse depuis trop longtemps ce type de langage et de comportements(sic), et nous pensons qu’il faut que cela cesse”.

 

Par Christine Lambert

Retrouvez Christine sur Twitter

Laisser un commentaire

Inscrivez-vous à notre newsletter