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Depuis le rachat par le groupe Rémy-Cointreau, en 2014, la distillerie de la Barbade, la plus ancienne encore en activité dans le monde, a cessé de s’assoupir sur sa légende. Réintroduction de champs de cannes, passage en bio, cultures parcellaires, construction d’une sucrerie… Mount Gay a entrepris un ambitieux chantier pour faire renaître l’ancienne plantation jusque dans son rhum.

Le ciel a ouvert les vannes dans un accès d’humeur, que voulez-vous, les tropiques cachent leurs penchants capricieux derrière la carte postale. Et la drache s’abat en rideau dans la touffeur de la soirée, ruisselant sur l’asphalte, chiffonnant les arbres et les champs alentour. Le lendemain, le soleil astiqué comme un louis d’or nous nargue en suspension dans l’azur dûment lessivé, mais les pluies s’infiltrent toujours dans le sol, ruisselant à 160 pieds sous terre, dans les profondeurs sombres de Harrison’s Cave. Plop, plop sur les stalagmites, plop, plop sur mon casque de chantier. Oui, vous aussi vous vous demandez ce que je fabrique dans les entrailles humides de l’île, sans même avoir pris le temps de passer par la case paréo sur la plage, paille plantée dans un drink au rhum ? Il faut inspecter ses tripes pour comprendre à quel point la Barbade se distingue de ses voisines. C’est une île corallienne, et non volcanique comme la plupart des perles jetées sur la mer des Caraïbes dans la fureur des éruptions. Sculptée par un lent dépôt de sédiments calcaires, de marnes, d’argiles, de sables, superposés en pleins et en déliés au gré des plissements colériques des plaques tectoniques. Et c’est ici, enfoui dans les abysses, au cœur de la paroisse de St. Lucy, que naît le terroir de Mount Gay. Depuis ses origines, la distillerie possède son propre puits, foré à plus de 300 pieds, dont les eaux profondes et calcaires viennent nourrir le rhum à chaque étape de sa production. «Depuis ses origines», disais-je, et ses origines, précisément, remontent à 1703, et sans doute même à une cinquantaine d’années plus tôt, selon des documents exhumés. Ce qui en fait «la-plus-ancienne-distillerie-encore-en activité-dans-le-monde», une source de fierté que ses équipes brandissent à la moindre occasion, et si vous n’aviez pas eu l’info, il est temps d’arrêter la spéléo et de remonter, vous aussi, de votre grotte.

De nouvelles et luxueuses ambitions

Mais c’est la géographie qui fait l’histoire, et non l’inverse. L’île, décalée vers l’ouest sur l’Atlantique, comme éjectée de l’arc des Petites Antilles dont elle fait pourtant partie, devient par sa position l’escale obligée des navires, la tête de pont vers la Caraïbe et les Amériques. Occupée dès 1625 par les Anglais, elle s’installe rapidement dans le rôle de capitale politique des établissements britanniques dans la région et le principal joyau des possessions de la Couronne, «maillon économique indispensable de l’empire colonial» (1). Car après quelques brèves tentatives pour y cultiver le coton, le tabac ou l’indigo, les colons y développent les plantations de canne à sucre, bien plus rentables, faisant bientôt de la Barbade la plus importante île sucrière – et rhumière – de Sa Majesté, dès le début du XVIIe siècle. L’hégémonie barbadienne ne commence à décliner qu’au début du XIXe siècle, quand l’économie sucrière s’embourbe, concurrencée par la betterave européenne. L’abolition de l’esclavage, qui prend effet en 1834, signant la fin des grandes plantations.

Aujourd’hui, l’île qui sema les moulins à tous les vents pour actionner des dizaines de sucreries n’en compte plus qu’une seule, la Portvale Sugar Factory, vestige d’une industrie disparue. Mais le rhum, lui, n’a jamais cessé d’irriguer la Barbade, faisant battre son pouls contre les vagues. En témoignent les quelque 1 600 “rum shops”, ces bars logés dans des cabanes disséminées sur l’île, souvent près des églises – «la seule façon de voir les hommes s’approcher de la messe le dimanche», se bidonne un Barbadien. On y achète son rhum à la bouteille, uniquement, et certainement pas au verre ni au shot : mini (20 cl), flask (37,5 cl) ou long neck (75 cl), avec un soft drink, lubrifiant qui varie selon son goût et l’heure – ginger ale, cola ou eau gazeuse. Et on le sirote en agréable compagnie, en s’amusant des vieux qui claquent leurs dominos (le sport national) d’un geste sec sur les plateaux de bois. Les Mount Gay Silver et Eclipse se taillent la part de choix en perfusion dans l’ambiance décontractée des “rum shops”, preuve que ce bout d’histoire, les Barbadiens s’y cramponnent fermement. Pendant qu’à des milliers de kilomètres de là, Rémy-Cointreau réussit le grand écart sans se claquer un muscle en poussant inexorablement la montée en gamme de sa marque.


Le groupe français a racheté la marque Mount Gay dès 1989, puis la distillerie en 2014. Et ambitionne sans le claironner de la hisser sur les rives du luxe. Mais d’abord, revenir aux sources, aux racines. Remettre du contenu dans l’histoire avant qu’elle ne se réduise à la légende ânonnée par habitude ou par paresse. Remettre des hommes dans le tableau. Remettre de la culture dans la géographie. Retrouver le terroir. Il y a six ans, Rémy-Cointreau commence à racheter les terres autour de la distillerie fraîchement acquise, la plantation Oxford, et l’ancienne plantation Mount Gay. Pour y construire des chais, reliés par pipelines à l’usine, mais aussi et surtout pour replanter de la canne à sucre, des variétés barbadiennes.

Sur le chemin du bio et du terroir

À l’initiative d’Emmanuel Bourguignon, ingénieur agronome au Laboratoire d’analyse microbiologique des sols (LAMS), de la polyculture et des arbres ont été réintroduits sur les plantations ces dernières années : mangues, patates douces, grenadiers et autres petits arbres fruitiers, et même des acajous, dont le précieux bois rouge se transformait autrefois en mobilier et marqueterie chez les riches propriétaires terriens. Autour de cette biodiversité réparatrice, qui enrichit les sols et limite leur érosion, s’organise la rotation des parcelles pour éviter leur épuisement : après 3 récoltes successives de canne, elles accueillent d’autres cultures – une pratique instituée dès le XVIIIe siècle par Sir John Gay Alleyne (1724-1801), régisseur de la plantation de Mount Gilboa qui se rebaptisa en son hommage.

Les mauvaises herbes sont arrachées à la main, les vinasses (résidus de distillation) épandues sur les champs et complétées d’engrais biologiques avec l’objectif avoué de passer la plantation en 100 % bio d’ici cinq ans. Cette démarche, loin d’un caprice dans l’air du temps, s’inscrit dans la stratégie générale de Rémy-Cointreau de rassembler dans son giron un quarteron de distilleries qui interrogent – avec des philosophies différentes – leur rapport à la terre (le Domaine des Hautes Glaces en France, Bruichladdich en Écosse et Westland aux États-Unis) et poussent leurs valeurs dans la bouteille. Et il suffit de creuser un peu pour voir se dessiner chez Mount Gay le deuxième étage de la fusée, le projet Legacy, une gamme “terroir” de futurs rhums parcellaires et monovariétaux.

Mais auparavant, la distillerie entend maîtriser sa production de mélasse en construisant sa propre sucrerie, dont les travaux ont démarré en janvier. Remettre le moulin au centre de la plantation, étape cruciale du retour aux racines. «À ceci près que notre moulin aura pour objectif de produire d’abord une mélasse de haute qualité, avec une seule extraction de sucre au lieu de trois généralement, précise Raphaël Grisoni, le directeur de la distillerie. En changeant donc la convention qui veut que la mélasse soit un sous-produit du sucre. Nous restons fidèles à cette tradition tout en y apportant un aspect micro-terroir. Ce sont vraiment les racines de Mount Gay, qui était une distillerie de plantation. Cela fait cinq ans que nous distillons les mélasses de notre plantation, et nous voyons déjà l’impact sur le rhum que nous vieillissons actuellement.» Pour l’heure, c’est encore la sucrerie de Portvale qui transforme les cannes de Mount Gay, mais la distillerie exige qu’elles soient traitées en dernier, afin d’assurer une traçabilité. La mélasse barbadienne, douce et chocolatée, moins amère que les mélasses importées, devrait être réservée à la distillation en pot stills, le reste de la matière première provenant de République dominicaine et, dans une bien moindre mesure, du Guatemala (l’ancien fournisseur attitré, le Guyana, est en train de laisser en rade son industrie sucrière depuis qu’il s’est découvert des gisements pétroliers off-shore, autrement plus rentables). Impossible de se passer de ces mélasses importées : la Barbade en produit au grand maximum 8 000 tonnes/an les années fastes (moins de 5 000 t en 2019), et Mount Gay à elle seule en consomme 10 000 t. Do the math.

Une formidable matière vivante

Pour faire «remonter le goût de la terre», restait à relocaliser une variable : les levures. Depuis 2015, un travail de sélection sur les prélèvements effectués dans la plantation parmi de nombreuses souches indigènes a permis d’isoler une levure propriétaire désormais cultivée en laboratoire et utilisée progressivement en fermentation depuis 2018-2019. La nouvelle master blender, Trudiann Branker, qui a pris il y a un an la succession d’Allen Smith, va pouvoir s’amuser. La gamme permanente actuelle assemble des rhums distillés en pot stills et en colonne, selon la tradition barbadienne : en l’occurrence, 2 paires d’alambics à double retort (l’une de fabrication écossaise, l’autre espagnole, dont les distillats sont enfûtés séparément) et 2 colonnes en inox à plateaux de cuivre (réglées à 95 % pour le rhum léger). Une splendide double colonne Coffey John Dore en cuivre, installée dans les années 1920 pour suivre le fol emballement de la demande sous la Prohibition et démantelée dans les années 1970, a été remise en service en décembre 2018. Trudiann Branker s’étant fait les quenottes sur l’édition limitée Pot Still Rum 2019 (10 ans), on devrait pouvoir espérer un futur Coffey Still Rum dans les années qui viennent, si le monde tournait rond – mais avouez que la logique est devenue une notion fluctuante dernièrement. On murmure qu’un “produit de luxe” est à l’étude. Et Raphaël Grisoni jubile à l’idée d’un rhum blanc overproof ultra-premium. Une chose est sûre : la distillerie a désormais entre les mains une formidable matière vivante, à la hauteur de sa légende. Qu’elle laisse à présent parler son talent.

(1) In La Barbade, les mutations récentes d’une île sucrière, de Maurice Burac (1993), Presses universitaires de Bordeaux.

Par Christine Lambert

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