Skip to main content

À l’ombre de Midleton, Irish Distillers fait pousser une nouvelle gamme, Method and Madness, et une micro-distillerie cachée dans les flancs du plus gros producteur de whiskey irlandais. Whisky Magazine & Fine Spirits en a poussé la porte. Et vous raconte le futur.

Vous êtes-vous déjà demandé comment loger une distillerie dans le hangar ou la grange ? Non ? Vous auriez dû, parce que vu de loin ça a l’air terriblement piece of cake, finger in the nose. Prenez Midleton, dans le sud de l’Irlande. La gigantesque locomotive de Pernod Ricard, un monstre capable de cracher 64 millions de litres d’alcool pur par an (whiskey de grain, single malt et single pot still confondus), s’est amusée à coincer entre les murs de pierre d’un ancien chai reconverti en espace de stockage de quoi produire… 50 000 litres annuels grand maximum. Un jouet ? Nenni. Une chambre d’expérimentation. Un atelier de recherche. Un laboratoire ouvert à tous les imaginaires. Une micro-distillerie dissimulée dans la grande, poupées russes d’un genre nouveau.

Fast forward. Avance rapide.

Stroboscopes projetant des formes géométriques sur les panneaux d’une pièce noire, voix off métallique, DJ et orchestre à cordes pulsant une techno psychédélique. Mercredi 22 février à Dublin, au Project Arts Centre, Irish Distillers présentait ses derniers rejetons, quatre whiskeys pur trèfle annonçant la nouvelle gamme Method and Madness. Difficile de jauger la part de folie et le quota de méthode quand le liquide vous arrive dans un tumbler au milieu d’effets visuels et sonores hypnotiques. Mais la présentation était suffisamment intrigante et réussie pour susciter l’intérêt, le désir de creuser. Les nouveaux flacons, il faut dire, promettaient des élevages alléchants sous bois vierge, labellisés d’un nom provocateur soufflant un peu de fraîcheur dans l’univers compassé du whisky.

Le lendemain, lors de la séance de dégustation officielle, on allait mieux comprendre. Et sentir. Et goûter. Et écouter aussi. Car, quand sur l’estrade les chefs d’orchestre s’appellent Brian Nation, master distiller, Kevin O’Gorman, master of maturation, et Billy Leighton, chief blender – «le type qui nettoie le bordel que lui filent les distillateurs», selon ses mots pleins d’humour -, on laisse parler.

«Though this be madness, yet there is method in it», faisait dire Shakespeare à Polonius parlant d’Hamlet. «Il délire, mais sa folie ne manque pas de méthode.» La méthode, ici bas, s’incarne dans le savoir-faire des maîtres distillateurs, assembleurs, tonneliers, de chai… Un savoir-faire patiemment acquis et mis au service de la confection plus beaux whiskeys, transmis de génération en génération par les gardiens de temple. Le geste, la technique et la science dominés à la perfection, conditions sine qua non pour se permettre d’envoyer valser les conventions, de sortir du cadre dans un vertige de folie sans lequel, a contrario, la création ne fait qu’imiter l’art bien pâlement. Plutôt continuer à viser les étoiles, se dit-on à Midleton. «Depuis une douzaine d’années, nous avons recruté davantage d’apprentis à la sortie de l’université, explique Kevin O’Gorman. Ils sont là pour se former auprès des maîtres et assurer la relève, bien sûr, mais également pour poser d’autres questions, ouvrir d’autres brèches, et créer ensemble le futur, en mêlant la tradition et l’héritage à l’innovation et à la nécessité de repousser les limites.»

Après le discours de la méthode et de la folie, passons aux exercices pratiques. Avec méthode, on produit un distillat de grain (du maïs), «léger et parfumé, mais qui même en vieillissant une huitaine d’années en fûts de bourbon – de second remplissage, pour ne pas l’écraser – restera assez neutre», souligne Billy Leighton. La folie consistera à le loger sous chêne espagnol vierge pour un affinage de douze mois. Embouteillé à 46%, ce NAS frais et léger, presque floral au nez, relâche en bouche une décharge d’épices dominée par le clou de girofle, une vanille fine, et une astringence tannique en finale, loin du côté beurré et crémeux des jeunes grains.

New make distillé en 2002

Avec méthode, on laisse vieillir en fûts de second remplissage un new make de malt distillé en 2002. La part de folie en chargera une partie en hoghsheads taillés dans du chêne neuf du Limousin. «Quercus Robur possède un grain large, plus ouvert, qui laisse le whiskey vieillir plus rapidement. On lui a fait subir un toastage medium, et seule une partie de l’assemblage s’y est soumise : sur la totalité, le traitement se serait révélé trop fort», explique le chief blender. Un nez tranchant, malté, vert et herbacé, avec des notes de marron, autant d’arômes qui se redressent en bouche sous l’effet d’un boisé rectiligne, épicé et sweet, tout en contrastes. L’autre folie ? Avouer sans fards que le single malt a été produit à Bushmills, et non à Midleton ! «Mais la distillerie appartenait alors à Pernod Ricard», sourit Billy Leighton.

Avec méthode, on prend un single pot still (1) élevé pour l’essentiel sous chêne blanc américain et pour une petite partie en ex-fûts de xérès. Et pour le tamponner de folie, il passera douze mois en fûts neuf taillés dans des châtaigniers de l’Isère. «La réglementation irlandaise n’impose pas l’élevage exclusif sous chêne, à l’instar du scotch, fait remarquer Kevin O’Gorman. L’autre petite différence, c’est que l’Irish doit vieillir trois ans et un jour minimum, alors que l’écossais se contente de trois ans. Sacrée différence ! Oui, dès qu’on peut souligner le moins-disant du scotch, on évite de se gêner !», lance le géant chauve dans un éclat de rire. La finition en châtaignier a exacerbé le profil naturellement relevé du pot still. Un comptoir d’épices se dégoupille en bouche, dans une douceur infinie, sur une finale légèrement tannique de bois de santal et de marrons qui dompte l’exubérance. Magnifique. «On n’osait pas quitter les fûts des yeux, avoue Billy Leighton. Le châtaignier est dix fois moins dense que le chêne américain, très poreux, on avait peur que les barriques fuient ! Mais c’est un bois qui une fois toasté relâche davantage de vanilline et de furfural que le chêne, et accroît significativement les arômes. On goûtait toutes les semaines, car personne ne savait ce que cela donnerait…» Ce sens du sacrifice au service du contrôle qualité honore les troupes de Midleton, on ne saurait manquer de le souligner.

Avec méthode, on sélectionne trois magnifiques fûts de single grain ayant vieilli trente-et-un ans en fûts de bourbon de second remplissage pour laisser s’exprimer le distillat avec le temps. La folie consisterait-elle à le vendre en trois éditions limitées au prix de 1 500 euros ? Foin d’ironie caustique. «Les trois NAS qui forment le fond de la gamme interrogent ce que le bois peut apporter, quel que soit l’âge du whiskey, reprend Billy Leighton. Ces single casks de 31 ans permettent de comprendre ce que l’âge peut offrir sans s’arrêter au bois.»

Un outil de recherche fabuleux

Les dés sont jetés : Method and Madness tracera les lignes du plus beau des terrains de jeu. Attention, se défend-on chez Irish Distillers : les grandes marques continueront d’innover, à commencer par Jameson qui vient de lancer son Black Barrel. Mais les expériences qui ne s’inscriront pas dans le style des griffes bien connues se verront développées à l’avenir sous estampille Méthode et Folie. Ce qui nous ramène au point de départ : la micro-distillerie. «Les équipements de Midleton sont démesurés, observe Katherine Condon, apprentie distillatrice arrivée en 2014, à peine son diplôme en poche. Impossible d’y mener des essais à petite échelle. Or, c’est un peu compliqué de sacrifier 6 tonnes d’orge et 3 tonnes de malt pour une unique expérience sur un nouveau single pot still !»

L’idée d’installer une micro-distillerie trottait dans les esprits depuis quelques années déjà. Une fois le feu passé au vert, les travaux se sont bouclés en à peine six mois. Un laps de temps extrêmement court essentiellement dû au fait que les alambics Forsyths de 2 500 litres (pour la première passe) et 1 500 litres (pour la deuxième et troisième passe, triple distillation oblige pour les single pot still) ont été fondus sur moule et fabriqués mécaniquement en une seule pièce, très rapidement. En comparaison, les monstres de cuivre de 75 000 litres débarqués récemment dans le nouveau “jardin d’alambics” de Midleton, martelés manuellement pièce par pièce, ne se sont pas fabriqués en deux claquements de doigts.

On peut se demander pourquoi avoir investi dans un outil de distillation aussi classique si l’intention première était d’innover. «Mais ce qu’on tente ici doit pouvoir être répliqué à Midleton si on estime que le produit possède un gros potentiel, souligne Karen Cotter, apprentie distillatrice entrée chez Irish Distillers en 2013 à la sortie de l’université. Le reste du temps, ici, on sortira des petits batches artisanaux.» Oui, on imaginait bien que surfer sur l’air du temps propice au “craft” faisait partie du grand dessein, au-delà de la nécessité d’innover. Et la jeune femme de détailler les expériences menées : «En ce moment, on multiplie les essais sur les points de coupe et la vitesse de distillation, et on compare. C’est un outil de recherche fabuleux. Pour le moment, le moût provient de Midleton, mais à horizon 2018 on devrait installer une brasserie pour couvrir toute la chaîne de fabrication et en interroger chaque étape.»

Brian Nation, le maître distillateur, qui a succédé au légendaire Barry Crockett en 2013, après quinze ans d’apprentissage à ses côtés, dévoile quelques essais de distillats : un malt et orge (40-60 %) malté et épicé, un rye et malt (60-40 %) ultra smooth, un malt et avoine léger et délicat – «Une vraie galère à moudre, l’avoine ! Mais jadis on l’utilisait en petite quantité dans le mix, pas tant pour ses arômes que pour ses propriétés filtrantes. En ce moment, nous travaillons sur un 100 % rye. Nous avons fait rentrer deux types de seigle, qu’on ne malte pas pour l’instant – mais ça va venir !» L’enfûtage se fait au cul des alambics, sur une petite station équipée d’un tuyau à pompe que ne renieraient pas Esso ou Total. Pour l’heure, une douzaine de barils se remplissent chaque semaine. Sans compter les minuscules fûts de 5 litres (oui, cinq), boîtes de Petri qui servent à accélérer les essais, et dont on se demande toujours ce qui va bien pouvoir en sortir.

C’est Kevin O’Gorman qui règne sur les maturations de Midleton, avec un titre de maître de chai qui n’existe guère dans le monde du whisky, l’une des plus intéressantes spécificités de l’immense distillerie. Kevin est l’homme derrière Dair Ghaelach, un merveilleux single pot still vieilli en fûts de chêne irlandais, qui avait fait sensation à sa sortie il y a deux ans. Il veille sur les élevages et les chais, qui se construisent en ce moment au rythme de deux ou trois par an (2), au développement durable de la filière bois, à l’approvisionnement en fûts. Le chêne espagnol est abattu et taillé en Galicie, les douelles partent ensuite en Irlande, ou à Jerez où elles sèchent, sont assemblées en fûts et avinées au xérès. Les hogsheads en chêne du Limousin et les sept tonneaux de châtaigniers (700 euros pièce !) utilisés pour l’expérience Method and Madness proviennent de la tonnellerie cognaçaise Seguin Moreau, qui commence à se tailler mine de rien une belle réputation dans les distilleries de whisky portées sur l’expérimental.

Tout est pesé, pensé, calibré. Et ne vous y trompez pas : derrière la double porte bleue du vieux bâtiment se cache une petite distillerie sans nom mais dotée de grandioses ambitions. Elle sait qu’elle peut compter sur son aînée, sur ses maîtres et ses apprentis. Sur sa méthode. Et sa folie.

Par Christine Lambert

  1. Le single pot still (ou pure pot still) est le whiskey traditionnel irlandais. Élaboré à partir d’orge maltée et non maltée, puis distillé trois fois, il se gorge en général d’un fruité joliment épicé.
  2. La dernière tranche d’agrandissement de Midleton est à peine mise en service qu’il faudra déjà implémenter une nouvelle chambre des alambics d’ici à 2024.

Laisser un commentaire

Inscrivez-vous à notre newsletter