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Gordon & MacPhail embouteille deux précieux Longmorn 1961 de 57 ans. L’occasion de se livrer à une expérience qui ne peut aboutir qu’à un résultat unique, à tous les égards.

 

Sondes lancées dans les tréfonds de l’âme humaine, occasions uniques d’y explorer la part de l’inné et de l’acquis, de la nature et de la culture, de l’hérédité et de l’environnement, les expériences sur les jumeaux séparés à la naissance passionnent la science et la fiction. Mais quand le scotch se mêle de ces études, la science gagne considérablement en profondeur, voire en intérêt.

Le 2 janvier 1961, les chais de Gordon & MacPhail, vénérable maison de négoce écossaise fondée en 1895 dans le Speyside, accueillent un arrivage de Longmorn, une distillerie voisine. Le même distillat, craché le même jour dans le même batch par les mêmes alambics, et aussitôt coulé dans ces fûts de 250 l qu’on appelle hogsheads, lesquels avaient auparavant contenu du xérès. Parmi eux, deux tonneaux numérotés 508 et 512 iront se loger cote à cote dans le même chai, pour y être élevés dans un environnement en tous points identiques. Oh, juste un détail : #512 est taillé dans le chêne blanc américain (Quercus alba), et #508 dans le chêne pédonculé européen (Quercus robur).

Chez Gordon & MacPhail, on sait donner du temps au temps pour élever le whisky, et pas seulement pour faire avancer la science. L’expérience prend donc fin… 57 ans plus tard, en octobre 2018, quand Stuart et Richard Urquhart sélectionnent ces deux fûts remplis quand leur grand-père George Urquhart dirigeait la maison de négoce, pour clore la très sélecte Private Collection – 4 single casks sélectionnés par des membres de la famille (après un Glenlivet 1943 sorti en octobre 2017 et un Linkwood 1956 présenté en février 2018). Oh, juste un détail : Stuart et Richard sont de vrais jumeaux.

 

Un ADN commun en héritage

 

Les deux précieux single malts partagent une couleur sombre de cuir mahogany, bien que # 508 tire un peu plus vers le rouge, une complexité olfactive à se damner, un ADN de baies noires, de zestes d’oranges, de chocolat amer frôlé de menthe et un boisé forcément entêtant. La filiation ne laisse aucun doute, en dépit de différences plus subtiles qu’attendu. Le nez de #512 (40,8%), tout en douceur, exhale en outre des notes de sauce soja, de petits fruits rouges, de fumée subtile, quand sa bouche, légère, très sèche, ajoute des brins de tabac brun, de raisins macérés, des tannins puissants, des touches presque terreuses. #508, sans doute plus classique, mieux équilibré mais plus amer, a livré avec davantage d’adresse le combat contre la voracité des anges (45%), et ses arômes percent avec ténacité. Sur l’ADN commun se greffent un supplément de chocolat et de chêne toasté, des fruits à coque desséchés, des touches de camphre. As-tu remarqué comme les notes de dégustation des très vieux whiskies sont toujours succinctes ? Leurs arômes se fondent et s’enchevêtrent jusqu’à créer un tout, une évidence insondable dont on ne peut plus tirer les fils. Oh, juste un détail : 2 fioles d’1 cl savent parfois arrêter le temps pour des heures.

Séparés à la naissance, réunis 57 ans plus tard dans un duo de carafes « soufflées main » (30.000 £), les jumeaux de Longmorn, ont gardé des profils proches et des caractères subtilement dissemblables. Mais la beauté du whisky, vois-tu, c’est qu’en réalité on a statistiquement plus de chances de gagner au Loto sans jouer que d’obtenir deux single casks identiques. Un distillat élevé dans des fûts de même taille (pour conserver le même rapport liquide/bois), fabriqués dans la même variété de chêne (possédant la même finesse de grain, la même porosité à l’oxygène, les mêmes tannins) et ayant précédemment contenu le même liquide (disons xérès ou bourbon) donnera toujours naissance à des whiskies différents. TOUJOURS. « Prenons le chêne américain,suggère Andrei Prida, responsable R&D de la tonnellerie Séguin-Moreau, auteur d’une thèse sur le chêne. En réalité, ça ne veut rien dire, “chêne américain”, car d’une forêt à l’autre les arbres ne possèdent pas les mêmes caractéristiques. Il peut y avoir des différences phénoménales entre un chêne blanc du Missouri et un autre abattu dans le nord-est des Etats-Unis. Sur un assemblage de centaines de fûts de bourbon, ces différences seront noyées, mais sur des singles casks, elles seront très perceptibles. »

 

La gémellité impossible du whisky

 

Imaginons que les fûts soient taillés dans le même arbre. Bien, bien, bel effort. Imaginons aussi que le bois provienne de la même partie (basse ou supérieure) du chêne, qu’il ait séché de la même façon (à l’air libre ou à la vapeur), pendant le même laps de temps – les essais menés à Buffalo Trace (Kentucky) sont à cet égard bluffants. Et pourtant, les whiskies seront toujours différents. Tu sais que les parois intérieures des barriques sont toastées et/ou carbonisées pour « ouvrir » le chêne et lui permettre d’interagir au mieux avec le spiritueux. Alors admettons que nos fûts aient bénéficié de la même chauffe, de même intensité, pendant la même durée, sur des douelles de même épaisseur. Admettons. Encore faudra-t-il les immobiliser dans le même type de chai, afin de garantir des température et taux d’humidité homogènes, sachant que dans un chai sec l’eau s’évapore plus vite que l’alcool, mais que dans un chai humide l’inverse se produit – bannir les anges des lieux saints, voilà l’enjeu d’avenir, crois-moi. Et tant qu’à faire, coller-serrer les fûts l’un contre l’autre dans le même emplacement, puisqu’un même chai enregistre des variations climatiques notables (il fait toujours plus frais et plus humide au ras du sol, par exemple).

Vois-tu où je veux en venir ? Le nombre infini de paramètres façonnant le spiritueux rend virtuellement impossible le miracle de déguster deux single casks parfaitement semblables. Et ce que viennent nous rappeler les Longmorn twins de Gordon & MacPhail, c’est que derrière cette « industrie » qu’il est de bon ton de critiquer aujourd’hui, il faudra toujours une part de magie, une pincée de mystère et de belles histoires à raconter pour créer un whisky. Oh, juste un détail.

 

Par Christine Lambert. Retrouvez Christine sur Twitter.

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