Skip to main content

Devant un Old Fashioned (mi-rye, mi-bourbon, glace cristalline) servi au Clover Bar, à Brooklyn, Robert Simonson reprend l’histoire là où David Wondrich l’avait interrompue : juste après la Prohibition. En égrenant les décennies, le spécialiste cocktail et spiritueux du New York Times s’attarde sur les deux dernières décennies, qui signent le fabuleux revival de la scène cocktail américaine.

 

À quel moment précis commence la résurrection du cocktail aux États-Unis ?

En général, on situe le début du revival en 1987, quand Dale DeGroff commence à servir des cocktails au Rainbow Room, au sommet du Rockefeller Center. Le propriétaire voulait en faire un bar à l’ancienne, et Dave a dû se plonger dans les vieux bouquins pour retrouver des recettes que plus personne ne connaissait. Dès l’ouverture, ce fut un énorme succès, mais c’est resté une démarche isolée. Le second tournant intervient en 2000 quand Sacha Petraske ouvre Milk & Honey, un «speakeasy par accident» : Sacha en fait un bar caché car le propriétaire du local ne voulait pas attirer les foules bruyantes. Il n’y a donc pas d’enseigne, pas de numéro de téléphone, pas de carte, mais les cocktails sont pris très au sérieux. Milk & Honey crée une expérience qu’on ne trouvait pas à New York à cette époque, un endroit tranquille, de la musique douce, un éclairage tamisé, des bartenders en tenue classique, des spiritueux de grande qualité, du citron pressé frais, de la glace parfaite… Et dès lors, les choses ont bougé. Car contrairement au modèle du Rainbow Room, le Milk & Honey pouvait être dupliqué sans énormément de moyens.

On pouvait ouvrir un bar sans gros investissement à New York ?

Sacha a ouvert sans un sou devant lui, en essorant sa carte Bleue et en empruntant à ses amis. Il était toujours fauché, Milk & Honey n’a jamais gagné d’argent. Mais il a inspiré les bars à New York, et partout dans le monde.

Tout le monde s’est mis à ouvrir des bars cachés tendance Prohibition – et justement, mon entretien avec David Wondrich s’est arrêté à cette période, en espérant que vous pourriez nous raconter la suite.

Ah, Dave aime écrire sur les morts, et moi sur les vivants ! Ce qui est intéressant avec les speakeasies modernes c’est qu’ils n’ont rien à voir avec ceux de la Prohibition. Ils en possèdent l’esthétique, le côté clandestin, mais les drinks sont de la qualité du Golden Age, vers 1880-1910. Les cocktails de la Prohibition étaient atroces et très sommaires.

Cette période a laissé des traces profondes et durables ?

Après la Prohibition, les bartenders, au chômage depuis des années, ont cessé d’être des piliers de la société, les savoir-faire sont tombé dans l’oubli, le répertoire a rétréci : on tournait avec douze recettes, les gens préféraient boire de la bière et des shots. Ensuite, après la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique devient obsédée par l’efficacité, la rapidité. Au lieu de jus de citron frais, on se met à utiliser des mix acides, de la glace médiocre faite machine… Et la qualité baisse encore.

Difficile de tomber plus bas ?

Et pourtant, si, car arrivent alors les sixties. Et les jeunes – rebelles, évidemment – ne veulent pas boire les mêmes choses que leurs aînés. Les cocktails deviennent ringards, la tradition se perd encore un peu plus, car elle n’est même plus portée par les consommateurs. Dans les fifties, on savait encore préparer à la maison un Martini, un Tom Collins ou un Punch, voire un Tom & Jerry à Noël, mais dans les années 80, plus personne n’en connaît les recettes, plus personne ne sait même ce que sont ces cocktails. Les drinks qui surnagent ressemblent à n’importe quoi : pendant la vague du disco, on n’allait pas en boîte pour la qualité des cocktails, on se contente de vodka, de Sex on the Beach… La dégradation s’accentue. Au début des années 90, plus personne ne prend les cocktails au sérieux, on perd conscience qu’il s’agit d’une tradition américaine vieille de 200 ans.

Aucun sursaut ici ou là ?

Seul le Martini a survécu, et on peut sûrement en remercier James Bond. Le Cosmopolitan, créé par Toby Cecchini [en 1988] à l’Odeon, a aidé également à maintenir une petite flamme. C’était nouveau, branché, tout le monde voulait en boire dans les années 90, ce n’était pas arrivé depuis longtemps. Et puis, Dale DeGroff est arrivé, et les gens lisaient sur sa carte Side Car, Ramos Fizz… et se demandaient : what are these things ? La renaissance du cocktail est arrivée comme un puzzle dont on cherchait toutes les pièces sans savoir où les poser.

À vous entendre, même les grands classiques avaient disparu…

Précisément. Prenez l’Old Fashioned (1) : il a fallu une bonne dizaine d’années pour retrouver comment le faire. Il existait toujours, mais on écrasait de l’orange, des cerises maraschino au fond du verre, on ajoutait du mauvais whisky et parfois on topait de soda. En buvant cela, personne ne comprenait pourquoi c’est l’un des grands cocktails. Il a fallu retourner à la source, ressortir les vieux livres de mixologie qui n’étaient plus édités pour redécouvrir que l’Old Fashioned, c’est un peu de sucre, un peu de bitter, un peu d’eau, du whiskey, un gros cube de glace, un zeste d’orange et c’est tout. C’est simple, c’est beau et, oh, le whiskey est bon – parce qu’on ne le sentait pas avant ! Et c’est ce drink-là qui a de nouveau converti les jeunes.

Le revival du bourbon et du rye, la série Mad Men, le renouveau du cocktail… Qui est l’œuf, qui est la poule, qu’est-ce qui arrive en premier ?

Ils se sont fait la courte échelle en même temps. Le Manhattan, le Sazerac, l’Old Fashioned deviennent soudain meilleurs parce que les distilleries de whiskey s’améliorent, et les distilleries s’améliorent parce que les bartenders les y aident : donnons-leur de meilleurs whiskeys, et ils nous aideront encore plus, se disent les producteurs. Les marques ont commencé à faire visiter leurs distilleries aux bartenders, parfois à collaborer avec eux. Résultat ? Il y a tellement de bons whiskeys aujourd’hui.

Le whiskey reste the big thing…

Oui, la croissance ne faiblit pas, la passion pour le whiskey continue à grandir. Mais plus seulement le bourbon et le rye : on est dingues d’irish whiskey, on est dingues de whisky japonais… Tout le whisky.

Y a-t-il un “whiskey cocktail” qui ait émergé depuis le Penicillin ?

Rien d’aussi célèbre. Mais si vous regardez la carte dans bars à New York, vous verrez partout beaucoup de cocktails à base de whisky. NYC a toujours été a hard drink city. Quand vous commandez un drink ici, vous appréciez qu’il soit puissant.

C’est aussi une ville où les distilleries ont explosé, surtout à Brooklyn…

Il y a eu un big boom des distilleries new-yorkaises. Et la plupart ont immédiatement rencontré du succès, car le soutient local est très fort. Je pensais que ça allait s’estomper, mais non. La qualité des produits est très variable, et même si certaines cherchent à s’améliorer, toutes continuent à sortir des produits très jeunes. Beaucoup espèrent être rachetés par une grosse compagnie, comme Tuthilltown ou Widow Jane. Mais ça n’arrivera pas pour tout le monde.

Est-ce que ce renouveau début XXIe siècle a entraîné des évolutions dans les goûts, dans les techniques…

Énormément. Il y a d’abord la redécouverte des vieux classiques, la réalisation que la qualité de la glace est essentielle. Et la multiplication des expérimentations : la fumée, le fat washing, le nitrogène liquide, les cocktails en bouteilles ou à la tireuse… À mesure que la scène a grandi, on trouve de plus en plus d’approches différentes – décontractées, dingues, expérimentales et scientifiques, classiques, épurées… Quand on me demande dans quelle direction part la mixologie à New York, je réponds : ça part dans tous les sens. Dans une certaine mesure, je pense qu’on a épuisé la plupart les idées. Je dirais que la révolution du cocktail est terminée. C’est fini. La révolution a été gagnée, the war is over. Les bars vont continuer à ouvrir, mais c’est tout. De temps en temps un truc nouveau apparaîtra, mais de moins en moins. Dans le meilleur des cas, de plus en plus de gens feront simplement de bonnes choses. Mais la scène cocktail a tellement grandi, avec tant de succès, qu’on commence à revenir à des facilités, et l’industrie saute dans le wagon.

Les millennials ne boivent pas, on oubliera bientôt de nouveau et il faudra tout réapprendre dans 25 ans…

Oui, c’est vrai. Les cocktails et les spiritueux existent depuis suffisamment longtemps pour qu’on sache qu’ils disparaissent et reviennent de façon cyclique. La plupart des jeunes bartenders que j’ai rencontrés pour écrire A Proper Drink ne connaissaient pas l’histoire du cocktail, ils pensaient que tout avait toujours été comme aujourd’hui. Quand on ne connaît pas l’histoire, on est condamnés à la revivre.

Par Christine Lambert

Suivez Christine sur Twitter

(1) Auquel il a consacré un passionnant ouvrage, The Old Fashioned, The Story of the World’s First Classic Cocktail, malheureusement non traduit en français.

Laisser un commentaire

Inscrivez-vous à notre newsletter