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Alors que l’industrie apprenait la disparition brutale le 9 mai 2019 de Neel Jagdale, Chairman d’Amrut, Whiskymag.fr vous propose de relire le reportage de Christine Lambert, publié dans le Whisky Magazine n°64. Bangalore, capitale du sud de l’Inde, abrite l’une des distilleries les plus atypiques de la planète, Amrut. Plongée en apnée sur un site où se crée depuis soixante-dix ans l’histoire des spiritueux du pays.

 

En soirée, il n’est pas rare que les singes dévalent en bande pour s’inviter dans la distillerie ouverte à tous les vents, venus d’on ne sait où, des forêts repoussées par la ville qui étend ses tentacules de béton à une vitesse vertigineuse. Ils prennent leurs aises auprès des alambics et se toastent le cul sur les escaliers de métal tiède. Comité d’accueil qui surprend toujours le visiteur, lui-même occupé à surveiller le sol alentour pour éviter les cobras aventureux qui, eux non plus, ne comprennent pas le second mot dans le concept de jungle urbaine. Bangalore, capitale du Karnataka, troisième ville de l’Inde (10 millions d’habitants), Silicon Valley du pays, QG d’une des plus fascinantes distilleries de la planète malt.

 

Cinq jours de fermentation

 

Un phénoménal fratras de crépis ocre et sienne défraîchis, de taules gondolées, de cuves rafistolées, d’escaliers et de pipelines qui cavalent d’un bâtiment à l’autre vous cueille alors que vous crachez encore vos poumons encalminés par les heures d’embouteillages. Une distillerie cubiste, de bric et de broc, au charme renversant, à la beauté inhabituelle. Ici, rien ne ressemble à rien, à rien de connu, à rien d’identifié. À l’étage, le moulin qui broie l’orge est raccordé à un tuyau d’eau chaude qui pousse le grain dans le mashtun en acier doublé d’une couche de ciment mâtiné de fibre de verre pour retenir la chaleur, dont on se demande, par cette dégoulinante température, comment elle pourrait bien chuter. L’eau, puisée à cinq ou six kilomètres de là, est acheminée par camions-citernes. Le brassin file ensuite vers six fermenteurs thermo-régulés de 10 000 litres terriblement modernes, mais juste à côté trônent encore les piscines carrelées où s’effectuait auparavant cette délicate tâche (on les utilise toujours pour fabriquer les brandies maison). Une fermentation exceptionnellement longue, cinq jours, activée par une levure de distillation.

En contrebas, la scène laisse perplexe. Près de la verrière donnant sur l’extérieur, un majestueux alambic, énorme oignon de cuivre classique à la taille étranglée, prend discrètement le soleil, dominant deux petits chaudrons martelés coiffés de cônes renversés rivetés au point grossier, abandonnés dans l’ombre, sous la perfusion de leurs condenseurs tubulaires. Contre toute logique, ces deux avortons de cuivre sont en réalité les wash stills, les alambics de première passe. Et jusqu’à ce que le plus gros, le spirit still (ou alambic de seconde distillation), soit ajouté, en 1991, la paire initiale travaillait de concert. Apparemment, peu importe que partout dans le monde la seconde passe se concentre dans un alambic inférieur en taille au premier : « Nous l’avons choisi volontairement beaucoup plus grand, avec un col légèrement ascendant, pour récupérer un distillat plus floral et plus léger », explique tranquillement Surrinder Kumar Thathoo, responsable de la production et master distiller, comme si tout cela relevait de l’évidence. Rien ne ressemble à rien, à rien de connu, à rien d’identifié, disions-nous, dans une vision spirituo-centriste balayée sur-le-champ : « Nous n’avons jamais eu l’intention de copier quoi que ce soit, ni de faire du whisky écossais. Nous voulions produire des single malts indiens, à notre façon, en tâtonnant parfois pour trouver notre voie. »

Il n’en a pas toujours été ainsi.

 

L’élixir d’immortalité

 

En 1946, quand Radhakrishna N. Jagdale crée Amrut, c’est un groupe pharmaceutique : ce nom, dans la mythologie indienne, désigne l’élixir qui confère l’immortalité. Mais une année plus tard, au lendemain de l’indépendance, il se double d’une activité de blender, histoire de rentabiliser la chaîne d’embouteillage des flacons de médocs. Installé dans ses bureaux du centre-ville, siège historique du groupe, son fils Neelakanta Rao Jagdale raconte : « On achetait de l’alcool de mélasse en bulk, et on en faisait du rhum, du whisky, du brandy, du gin… Des “Indian Made Foreign Liquors” ou IMFL, comme on appelait ces alcools locaux copiés sur un style étranger. La seule chose qui les différenciait, c’était les arômes qu’on y ajoutait. L’Inde est l’un des principaux pays producteurs de canne à sucre et, aujourd’hui encore, 85 % du whisky y est élaboré avec de la mélasse. » Autrement dit, rien ne justifierait qu’on l’appelle “whisky” en Europe.

Jusqu’à la “grain revolution” du début des années 70, le pays connaissait le fléau des famines. Les céréales ne suffisaient pas à nourrir la population, il était inconcevable de les distiller. « La distillation est en outre arrivée assez tardivement en Inde, avec les grandes compagnies sucrières, vers 1850-70. On fabriquait du vin et du vin de fruit, le mhau, des bières de coco en fermentation spontanée, mais pas de spiritueux, reprend M.D. (pour managing director, prononcer èmdi, à l’anglaise), comme l’appellent ses troupes. Ils sont apparus avec les colonnes Coffey apportées par les industriels sucriers, quand on a commencé à distiller des IMFL et de l’arak, le rhum blanc des pauvres. » Amrut se contente longtemps de tambouiller l’alcool neutre et les essences – une partie de son activité que le groupe a toujours conservée, avec du vrac acheté à l’extérieur. Mais, en 1971, on commence enfin à fermenter et distiller sur place (youpi !)… du brandy (oups), élaboré avec le raisin bleu des vignes familiales. « Le sud de l’Inde, historiquement, préfère le brandy, remarque M.D. Les premiers colons à s’installer dans la région étaient les Portugais puis les Français, amateurs de vins fortifiés et cognacs. Alors que les Anglais ont étendu leur emprise à partir du nord, du Bengale, où l’on consomme davantage de whisky. »

À partir des années 1970, les consommateurs s’enhardissent et réclament des produits de meilleure qualité. Les blenders laissent en partie tomber les essences et arômes pour assembler l’alcool de mélasse avec du distillat de malt, de raisin, etc. Phénoménale montée en gamme ! Amrut suit le mouvement et, dès le début des eighties, commence à distiller des single malts (youpi !)… pour aromatiser les gnôles de mélasse (oups). « On assemblait jusqu’à 25 à 35 % de malt, et on laissait vieillir un an, un an et demi le whisky, ce que personne ne faisait, reprend M. Jagdale. Pour l’époque, c’était du très haut de gamme ! » Mais à peine dix ans plus tard, le géant Seagram révolutionne le marché en imposant ses whiskies distillés à base de grains, et les Indiens s’entichent de ces spiritueux légers parfois mâtinés d’un faible pourcentage de scotch. « Nos stocks de single malts nous sont restés sur les bras, on a donc décidé de voir ce qui se passerait si on en prolongeait la maturation jusqu’à trois ans et au-delà. » Bien, bien.

Apparemment, les anges ont validé le plan dans les chais et en 1998, Amrut commence à bosser sur un projet un peu fou : élaborer un single malt 100 % indien, mais voué à l’exportation et respectant à la lettre les législations occidentales. Rakshit, le fils du boss, planche sur l’étude de marché et en août 2004, enfin, décide de lancer officiellement, dans un restaurant indien de Glasgow, le fruit de ce long travail. « Autant se jeter à l’eau parmi les meilleurs, commente la troisième génération de Jagdale à faire son trou dans l’entreprise. À Glasgow, nous étions certains de recevoir une opinion honnête sur notre produit. » L’accueil est inouï. Quelques années plus tard, la dégustation à l’aveugle du Fusion, joyau de la gamme propulsé par une place de 3e “whisky de l’année” dans la “Bible” 2010 du “critique” Jim Murray (oui, beaucoup de guillemets dans une phrase…), fait encore sourire dans les chais d’Amrut. Lors d’une dégustation à l’aveugle, une armada d’experts réunis une fois encore à Glasgow avait cité à peu près toutes les régions d’Écosse en tentant d’identifier la pépite – que tous s’étaient accordé à trouver divine. Moyennant quoi, seule la tourbe qui fume délicatement ce single malt marquant la fusion entre l’Orient et l’Occident provenait des Highlands.

 

Une production prête à tripler

 

L’orge, sauf quand elle est tourbée, est récoltée en Inde, dans le Rajasthan, le Penjab et l’Haryana, sur les contreforts de l’Himalaya. Le mashtun en avale une tonne par batch, soit 650 tonnes par an, et les alambics recrachent 300 000 litres d’alcool pur sur onze mois de distillation. Une production ridicule pour une distillerie dont le best-seller, l’Old Port Rum, s’écoule à dix-huit millions de litres embouteillés. Mais la capacité devrait bientôt tripler et la production doubler avec la construction d’une distillerie attenante équipée d’un matériel en tout point identique. Bon courage au chaudronnier chargé de copier les alambics ! Car Amrut a de grands projets : le rye distillé il y a quatre ans et vieilli en fûts neufs sortira sous peu aux États-Unis, histoire, là encore, de faire passer les experts américains pour des couillons. On l’attend pour 2017 en Europe, en même temps qu’un whisky triple distillation et une finition madère – si les escadrons de séraphins n’ont pas tout boulotté.

Avec une part des anges dépassant les 10 % annuels ce qui concentre rapidement les arômes (mais en aucun cas ne “fait vieillir” le malt plus rapidement, comme on le lit souvent), on se demande pourquoi les fûts ne dorment pas ailleurs, sur les fraîches hauteurs du Kerala voisin qu’affectionnaient les élites du Raj, par exemple. Mais quiconque se pose la question n’a jamais mis les pieds en Inde, pays qui a inventé et copyrighté la bureaucratie. Le sous-continent se divise en vingt-huit États et sept territoires administratifs, chacun doté de lois spécifiques relatives à la fabrication, la distribution et la commercialisation de l’alcool, et signer la paix durable au Cachemire se révélerait sans doute plus simple qu’obtenir les autorisations pour déplacer des fûts à travers le pays. La législation indienne définit à peine le whisky sur le plan national (lire l’encadré p.xx), si ce n’est qu’il doit être embouteillé à 42,8 % pile poil, histoire de couper les cheveux en quatre et les cils en douze. « Il faut demander une autorisation spéciale dans chaque État pour commercialiser à un autre degré, soupire Pramod Kashyap, l’un des ambassadeurs de la marque. Je vous laisse imaginer la paperasse… Ainsi, nous pouvons vendre notre Amrut Fusion à 46 % en Europe, aux États-Unis ou au Penjab, à l’autre bout du pays, mais pas dans le Maharashtra voisin qui nous refuse la dérogation. Rien que pour faire enregistrer l’étiquette d’un brut de fût destiné à l’export, il faut compter un an, alors… » Alors, disons qu’on ne croulera jamais sous une cascade d’éditions limitées, et c’est plutôt une bonne nouvelle.

 

« Le whisky dort »

 

La soirée se coule en douceur dans la ouate de pollution qui étouffe Bangalore. Pas de singes à l’horizon. Dommage. Paraît qu’ils s’étaient pressés en pagaille lors de la dernière visite de Jim Murray, pom pom girls à la mesure du personnage. Dans la tonnellerie, le lance-flammes qui bousine les barriques s’éteint sous les seaux d’eau. Roots, comme le reste. Amrut ne toaste jamais le bois, 85 à 90 % de chêne américain, le reste de butts européen, mais les brûle et les régénère selon différentes spécifications. Dans les chais, 5 000 à 6 000 fûts s’assoupissent dans les racks, derrière une porte ornée du signe « Please, gardez le silence, le whisky dort ». Ils seront 10 000 dès la fin de l’année, sacrée chambrée. Cela ne satisfera pas, loin s’en faut, la demande. « On ne peut pas ouvrir de nouveaux marchés, regrette Pramod Kashyap. Nos single malts sont sous allocation partout, et introuvables en Inde. Nous avons délibérément favorisé l’export car ici, les classes moyennes et supérieures préfèrent les marques occidentales. Elles ne s’intéressent à Amrut que depuis peu : depuis que nous sommes auréolés de récompenses dans les concours internationaux. C’est très indien, de devoir faire ses preuves à l’étranger avant d’être reconnu chez soi. »

Les ouvrières en sari uniforme s’activent dans le vaste bâtiment abritant les chaînes d’embouteillage, dont l’une se consacre aux single malts. Cinq cents personnes travaillent sur le site, un chiffre énorme quand on sait que moins de dix employés – parfois trois – suffisent à faire tourner une distillerie écossaise. Le master distiller attrape au passage sur le tapis roulant un mini-brick en carton sorti d’une machine, puis un second : un blend Amrut, puis un autre, griffé 3 Aces. Présentés en 20 cl comme les jus d’orange qu’on distribue aux écoliers. « Notre contribution à la santé publique, c’est qu’on ne fournit pas la paille avec », plaisante cyniquement le master distiller. Arrive un brandy en sachet : grand moment d’ébahissement. Ce sont pourtant ces jus qui s’écoulent à des volumes colossaux, consommés par les plus modestes dans des rades sans tables, debout au comptoir, dans des gobelets en plastique complétés de tonic.

Les marques les plus chanceuses (traduire : les plus pushy en termes de lobbyisme) bénéficient de contrats de fournisseur auprès de l’armée, la plus gigantesque éponge à gnôle du pays. « On compte un million de soldats actifs, et autant de retraités en Inde, qui chacun ont droit à vie à un certain quota d’alcool : trois bouteilles par mois pour un simple soldat, cinq à six pour un gradé, et en quantité illimitée pour un général », détaille Neelakanta Jagdale. Une aubaine. La famille Jagdale bénéficie d’un contrat modeste avec la Grande Muette indienne, mais les géants des spiritueux en retirent une manne sans fond. Amrut ne distille aucun de ces blends cheap sur place, l’alcool est acheté en vrac à un fournisseur puis aromatisé, et la colonne logée dans un haut bâtiment jaune flanqué un colimaçon en fer forgé ne produit que les rhums, dont un jaggery qui fait la fierté de M.D. Le jaggery désigne ce sucre de canne naturel mollement cristallisé qu’on fermente et distille en rhum, à moins qu’on ne l’utilise en cuisine ou dans le café. Amrut l’assemble avec trois rhums caraïbes (Barbades, Jamaïque, Guyana) en partie passés en pot still pour élaborer son Two Indies Rum.

Une sirène assourdissante, semblant annoncer la fin du monde, explose le fracas du site, signe qu’il est temps de débaucher et d’affronter les embouteillages. Les bâtiments se vident, les rouleaux de fer chutent lourdement pour fermer les portes. L’heure du silence. On repart enfin, sous le choc de ce coup de foudre pour une distillerie singulière, sans repasser par la mercantile case boutique : et pour cause, il n’y en a pas. L’État interdit la vente et la dégustation d’alcool en dehors des débits dotés d’une licence ad hoc – et ce qui s’est passé dans les chais restera dans les chais. Chez les cavistes de Bangalore, chou blanc également. Heureusement, on le trouvera en France, premier pays consommateur d’Amrut, comme une promesse de victoire sur l’impossible. Alors rentrons.

Par Christine Lambert

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